Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1051

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Louis Conard (Volume 6p. 58-59).

1051. À GEORGE SAND.
Paris [deuxième quinzaine d’août 1869].
Chère bon Maître adorée,

Je veux, depuis plusieurs jours, vous écrire une longue lettre où je vous aurais dit tout ce que j’ai ressenti depuis un mois. C’est drôle. J’ai passé par des états différents et bizarres. Mais je n’ai pas de temps ni de repos d’esprit pour me recueillir suffisamment.

Ne vous inquiétez pas de votre troubadour. Il aura toujours « son indépendance et sa liberté », parce qu’il fera toujours comme il a fait. Il a tout lâché plutôt que de subir une obligation quelconque, et puis, avec l’âge, les besoins diminuent. Je ne souffre plus de ne pas vivre dans des Alhambras.

Ce qui me ferait du bien maintenant, ce serait de me jeter furieusement dans Saint Antoine, mais je n’ai pas le temps de lire.

Ouïssez ceci : Votre pièce[1], primitivement, devait passer après Aïssé ; puis il a été convenu qu’elle passerait avant. Or, Chilly et Duquesnel[2] veulent maintenant qu’elle passe après, uniquement « pour profiter de l’occasion », pour profiter de la mort de mon pauvre Bouilhet. Ils vous donneront un « dédommagement quelconque ». Eh bien ! moi qui suis le propriétaire et le maître d’Aïssé comme si j’en étais l’auteur, je ne veux pas de ça. Je ne veux pas, entendez-vous, que vous vous gêniez en rien.

Vous croyez que je suis doux comme un mouton ? Détrompez-vous, et faites absolument comme si Aïssé n’existait pas ; et surtout, pas de délicatesse, hein ? ça m’offenserait. Entre simples amis, on se doit des égards et des politesses, mais de vous à moi, ça me semblerait peu convenable ; nous ne nous devons rien du tout que nous aimer.

Je crois que les Directeurs de l’Odéon regretteront Bouilhet de toutes les manières. Je serai moins commode que lui aux répétitions. Je voudrais bien vous lire Aïssé, afin d’en causer un peu ; quelques-uns des acteurs qu’on propose sont, selon moi, impossibles. C’est dur d’avoir affaire à des illettrés !


  1. L’Autre, comédie en quatre actes et un prologue, représentée à l’Odéon le 25 février 1870.
  2. Duquesnel et Chilly, co-directeurs de l’Odéon.