Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1121

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Louis Conard (Volume 6p. 144-146).

1121. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi, 5 heures [31 août 1870].
Mon pauvre Caro,

Les Bonenfant m’ont l’air fort heureux d’être loin du « théâtre de la guerre. »[1]. Leurs petites filles ne sont pas agaçantes, mais ce pauvre Bonenfant a des crachements continuels ! Croirais-tu que, de mon lit, je l’entends dans le jardin. C’est là ce qui me réveille, le matin, avec les disputes de Hyacinthe[2] et de ta grand’mère.

Je t’assure, mon Carolo, que je n’en peux plus ! Si une vie pareille devait se prolonger, je deviendrais fou ou idiot. J’ai des crampes d’estomac avec un mal de tête permanent. Songe que je n’ai personne, absolument personne, avec qui même causer ! Ta grand’mère continue à gémir sur la faiblesse de ses jambes et sur sa surdité. C’est désolant !

Parlons de la guerre, pour nous égayer. Fortin a vu ce matin un jeune homme de Stenay échappé des mains des Prussiens et qui lui a affirmé que Mac-Mahon et Bazaine étaient dans d’excellentes positions. Il y a cinq jours, Mac-Mahon avait couché chez le père de ce jeune homme-là, deux jours avant qu’il fût fait prisonnier par eux.

Il paraît que Bazaine a noyé dans la Moselle (ou plutôt dans une tranchée où il a amené les eaux de la Moselle) 25 000 Prussiens ; et il y en a bien d’autres !

Le siège de Paris n’est guère probable. On va défendre les stations entre Rouen et Paris. Et on s’occupe aussi de défendre Rouen !!!

La garde nationale de Croisset (chose bien importante) se réunit, enfin, dimanche prochain. J’ai indirectement des nouvelles du prince Napoléon : il s’est très bien enfui ! Nous avions de jolis cocos pour nous gouverner. Avouons-le !

La Princesse restera à Paris jusqu’au bout.

Je n’ai plus rien en garde. On est venu, hier, reprendre tout[3].

Je ne savais pas que ta grand’mère avait invité Mlle Carbonnel[4] à venir ici. Il ne m’aurait plus manqué que ça !

Et toi, pauvre chérie, as-tu un peu de courage ? Et ton mari ? Si tu as quelque chose de sérieux à me communiquer, écris-le-moi sur une feuille volante[5].

Où est le temps où je te donnais des leçons, quand mon pauvre Bouilhet venait tous les samedis !

Allons, adieu. Tâche de venir la semaine prochaine.

Je t’embrasse tendrement. Ton vieil oncle.


  1. Ils venaient d’arriver à Croisset, craignant l’arrivée des Prussiens à Nogent-sur-Seine.
  2. Femme de chambre.
  3. La princesse avait donné à garder à Flaubert des caisses d’argenterie et d’objets précieux.
  4. Fille du musicien.
  5. Pour être dissimulée à Mme Flaubert et ne pas l’alarmer.