Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1134

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Louis Conard (Volume 6p. 167-170).

1134. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, jeudi soir [13 octobre 1870].
Ma chère Fille, ma pauvre Caro,

Les Prussiens ne sont pas encore à Rouen, mais ils sont à Gournay et à Gisors, et peut-être aujourd’hui aux Andelys. Il est probable qu’ils vont entrer dans Amiens ; alors la poste d’Angleterre ira par Dieppe.

Ils annoncent tellement l’intention de venir à Rouen que c’est peut-être une feinte, et qu’ils vont se porter tout de suite vers la Basse-Normandie. Il y a beaucoup des nôtres à Fleury, mais j’ai peur que cette lettre ne tombe entre leurs mains, et je ne t’en dis pas plus.

Mon pauvre domestique est parti aujourd’hui dans son pays pour la révision. Si on me l’empoigne, ce sera pour moi un surcroît d’ennui. Nos parents s’en retournent demain vers leur patrie. Leur voyage va leur demander au moins trois jours. J’espère qu’il ne leur arrivera rien, car le centre de la France est libre. Ta grand’mère revient demain dans son gîte pour tout à fait.

Depuis l’arrivée de Gambetta à Tours, il me semble qu’il y a un peu plus d’ordre et de commandement. Que dis-tu de son voyage en ballon, au milieu des balles ? C’est coquet.

Bourbaki a dû passer à Rouen aujourd’hui. On dit que Palikao nous revient : il est capable de nous donner un bon coup d’épaule.

Quel pitoyable citoyen que le philosophe Baudry ! Il est revenu à Rouen, où je l’ai vu aujourd’hui. Tu ne le reconnaîtrais pas, tant il a maigri. Il crève de peur, c’est évident ! et il n’est pas le seul.

Quant à moi, depuis le commencement de la semaine, je travaille, et pas trop mal ! On se fait à tout, et puis je crois que j’ai parcouru le cercle, car j’ai failli ou devenir fou, ou mourir de chagrin et de rage.

La pluie qui n’arrête pas me comble de joie et me détend les nerfs. Je crois que nos ennemis commettent une faute grossière en incendiant les villages. Le paysan, qui est plat comme une punaise par amour de son bien, se transforme en bête féroce dès qu’il a perdu sa vache. Les cruautés inutiles amènent des représailles sourdes : les francs-tireurs leur tuent beaucoup de monde. Ah ! si nous avions : 1o  de l’artillerie et 2o  un vrai chef !

C’est bien heureux pour toi d’avoir rencontré Frankline[1]. Je t’engage à quitter ton logement afin d’en prendre un où il y ait une chambre à feu. Prends garde de devenir malade, ma pauvre Caro. Tu n’es pas trop robuste, et le climat de Londres est bien mauvais. Si tu te sentais souffrante, il faudrait revenir quand même. Il me semble que si tu étais avec nous, ici, j’aurais la moitié moins de tourment. Comme j’ai envie de t’embrasser ! Comme il y a longtemps que je n’ai vu ta bonne gentille mine !

Et je ne reverrai plus l’Horloger ! Il s’est réfugié dans son pays, en Basse-Normandie, où il va vivre de ses rentes ! Nous n’entendrons plus son rognonnement bi-mensuel. Va-t-il pouvoir causer du temps tout à son aise !

Nous n’avons eu mardi dernier que trois cents pauvres environ. Que sera-ce cet hiver ? Quelle abominable catastrophe ! et pourquoi ? dans quel but ? au profit de qui ? Quel sot et méchant animal que l’homme ! et comme c’est triste de vivre à des époques pareilles ! Nous passons par des situations que nous estimions impossibles, par des angoisses qu’on avait au IVe siècle, quand les Barbares descendaient en Italie. Il n’y a jamais eu, dans l’histoire de France, rien de plus tragique et de plus grand que le siège de Paris ! Ce mot-là seul donne le vertige, et comme ça fera rêver les générations futures ! N’importe ! en dépit de tout, j’ai encore de l’espoir. Voilà le mauvais temps. C’est un rude auxiliaire. Et puis, qui sait ? la fortune est changeante.

Bon courage, mon pauvre Caro ! Je te baise sur les deux joues.

Ton vieux bonhomme.

Tendresses à Putzel.

Le ton insolent du Times me révolte plus que les Prussiens.



  1. Frankline Grout, une de ses amies, qui épousa Auguste Sabatier, doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, mort en 1901. Frankline Grout-Sabatier devint plus tard la belle-sœur de Mme Commanville, celle-ci, devenue veuve, ayant épousé le docteur Franklin-Grout, médecin aliéniste, mort en juillet 1924.