Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1143

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Louis Conard (Volume 6p. 187-190).

1143. À SA NIÈCE CAROLINE.
Rouen, dimanche, 18 décembre 1870.
Ma chère Caro,

Comme tu dois être inquiète de nous ! Rassure-toi, nous vivons tous, après avoir passé par des émotions terribles et restant plongés dans des ennuis inimaginables ! Dieu merci pour toi, tu ne les a pas eus. J’ai cru par moments en devenir fou. Quelle nuit que celle qui a précédé notre départ de Croisset ! Ta grand’mère a couché à l’Hôtel-Dieu pendant toute une semaine. Moi-même, j’y ai passé une nuit. Présentement nous sommes sur le port, où nous avons deux soldats à loger. À Croisset il y en a sept, plus trois officiers et six chevaux. Jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre de ces messieurs. Mais quelle humiliation, mon pauvre Caro ! quelle ruine ! quelle tristesse ! quelle misère ! Tu ne t’attends pas à ce que je te fasse une narration. Elle serait trop longue, et d’ailleurs je n’en serais pas capable. Depuis quinze jours il nous est impossible de recevoir de n’importe où une lettre, un journal et de communiquer avec les environs ; tu dois en savoir, grâce aux journaux anglais, plus long que nous. Il nous a été impossible de faire parvenir une lettre à ton mari (et il n’a pu nous écrire). Espérons que, quand les Prussiens se seront établis en Normandie complètement, ils nous permettront de circuler. Le consul d’Angleterre de Rouen m’a dit que le paquebot de New-Haven ne marchait plus. Dès qu’il marchera, dès qu’on pourra aller de Dieppe à Rouen, reviens vers nous, ma chère Caro. Ta grand’mère vieillit tellement ! elle a tant envie, ou plutôt tant besoin de toi ! Quels mois que ceux que j’ai passés avec elle depuis ton départ ! Mes douleurs ont été si atroces que je ne les souhaite à personne, pas même à ceux qui les causent ! Le temps qui n’est pas employé à faire des courses pour servir MM.  les Prussiens (hier, j’ai marché pendant trois heures pour leur avoir du foin et de la paille) on le passe à s’enquérir l’un de l’autre, ou à pleurer dans son coin. Je ne suis pas né d’hier et j’ai fait dans ma vie des pertes considérables ; eh bien ! tout cela n’était rien auprès de ce que j’endure maintenant. Je dis rien, rien ! Comment y résister ? Voilà ce qui m’étonne.

Et nous ne savons pas quand nous en sortirons. Le pauvre Paris tient toujours ! mais enfin, il succombera ! Et d’ici là, la France sera complètement saccagée, perdue. Et puis, après, qu’adviendra-t-il ? Quel avenir ! Il ne manquera pas de sophistes pour nous démontrer que nous n’en serons que mieux et que le « malheur purifie ». Non ! le malheur rend égoïste et méchant, et bête. Cela était inévitable ; c’est une loi historique. Mais quelle dérision que les mots « humanité, progrès, civilisation » ! Oh ! pauvre chère enfant, si tu savais ce que c’est que d’entendre traîner leurs sabres sur les trottoirs, et de recevoir en plein visage le hennissement de leurs chevaux ! Quelle honte ! quelle honte !

Ma pauvre cervelle est tellement endolorie que je fais de grands efforts pour t’écrire. Comment cette lettre t’arrivera-t-elle ? Je n’en sais rien. On m’a fait espérer ce soir que je pourrais te l’envoyer par une voie détournée. Ton oncle Achille Flaubert a eu (et a encore) de grands ennuis au Conseil municipal qui a délibéré au milieu des coups de fusil tirés par les ouvriers. Moi, j’ai des envies de vomir presque permanentes ; ta grand’mère ne sort plus du tout, et, pour marcher dans sa chambre, elle est obligée de s’appuyer contre les meubles et les murs. Quand tu pourras revenir sans danger, reviens. Je crois que ton devoir t’appelle maintenant près d’elle. Ton pauvre mari était bien triste de ta longue absence. Ce doit être encore pire depuis quinze jours ! On dit que les Prussiens ont été deux fois à Dieppe, mais qu’ils n’y sont pas restés (la première fois, c’était pour avoir du tabac ; les gens qui en ont le cachent et il devient de plus en plus rare). Mais nous ne savons rien de positif sur quoi que ce soit, car nous sommes séquestrés comme dans une ville assiégée. L’incertitude s’ajoute à toutes les autres angoisses. Quand je songe au passé, il m’apparaît comme un rêve ! Oh ! le boulevard du Temple, quel paradis ! Sais-tu qu’à Croisset ils occupent toutes les chambres. Nous ne saurions pas comment y loger, si nous voulions y retourner ! Il est 11 heures du soir, le vent souffle, la pluie fouette les vitres. Je t’écris dans ton ancienne chambre à coucher et j’entends ronfler les deux soldats qui sont dans ton cabinet de toilette. Je roule et m’enfonce dans le chagrin comme une barque qui sombre dans la mer. Je ne croyais pas que mon cœur pût contenir tant de souffrances sans en mourir.

Je t’embrasse de toutes mes forces. Quand te verrai-je ?

Ton vieil oncle qui n’en peut plus.

La famille Grout va bien.