Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1144

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Louis Conard (Volume 6p. 190-193).

1144. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Rouen] Lundi [19 décembre 1870].
Chère Carolo,

J’ai reçu hier soir ta lettre du 15 par M. Berthelot. Nous t’écrivons au moins une fois la semaine, mais le service entre Dieppe et Rouen est si mal fait que la moitié des lettres s’égare, j’en suis sûr ! Ainsi, nous n’avons encore reçu aucune nouvelle de ton mari qui nous a quittés mardi dernier. Il avait une lettre de moi pour toi.

Tu me reproches de ne pas te donner de détails. Mais ils sont si navrants que je te les épargne. Et puis, nous sommes si las, si tristes, ta grand’mère et moi, que nous n’avons pas la force de faire de longues épîtres.

Je me lève très tard. Deux ou trois fois la semaine, je sors pendant deux heures pour aller à l’Hôtel-Dieu, chez Baudry, ou chez les dames Lapierre. Je lis au hasard et sans suite des livres qu’on me prête. Je dîne au coin du feu, dans la chambre de ta grand’mère. Enfin l’heure de se coucher vient. Mais je ne dors pas toujours ! Ta grand’mère n’est pas isolée. On vient lui faire des visites ; mais comme elle est triste ! Tu la retrouveras bien changée ! Elle ne peut plus marcher dans sa chambre qu’en se tenant aux meubles. Ton absence prolongée la tue. Elle croit qu’elle ne te reverra pas et t’appelle, la nuit, en pleurant. Mme Achille a trouvé bon de lui dire qu’il y avait beaucoup de petite vérole à Londres et elle te voit défigurée. Rassure-la à ce sujet.

Je crois que les Prussiens ne vont pas tarder à prendre le Havre. Alors la Normandie sera peut-être libre et tu pourrais revenir. Lapierre et Raoul-Duval sont, la semaine dernière, revenus très facilement de Londres à Rouen. Un chemin de fer existe de Boulogne à Saint-Valéry-sur-Somme. Là, une diligence fait le service jusqu’à Dieppe. Ton mari pourrait bien aller te chercher jusqu’à Saint-Valéry (15 lieues, pas plus) ou même jusqu’à Boulogne. Je crois que ses craintes sont exagérées sur les dangers que tu peux courir (il ne m’a pas l’air de se soucier que tu reviennes). Mais ici tout le monde pense le contraire. En tout cas, c’est une malheureuse idée que tu as eue de t’en aller ! Mais je m’applaudis bien de n’avoir pas emmené ta grand’mère à Trouville. Elle y serait morte de froid, d’isolement et d’inquiétude, car le bruit a couru que ton oncle Achille était tué, lorsque les voyous de Rouen ont tiré des coups de fusil contre le Conseil municipal. Nous attendons maintenant les troupes de Mecklembourg qui remplaceront celles de Manteuffel. Les hommes qui occupent Croisset vont être remplacés par d’autres, qui seront peut-être pires, car ils n’ont commis jusqu’à présent aucun dégât et ils ont respecté mon pauvre cabinet. Mais Croisset a perdu, pour moi, tout son charme, et pour rien au monde je n’y remettrais maintenant les pieds. Si tu savais ce que c’est que de voir des casques prussiens sur son lit ! Quelle rage ! Quelle désolation ! Cette affreuse guerre n’en finit pas ! Finira-t-elle quand Paris se sera rendu ? Mais comment Paris peut-il se rendre ? Avec qui la Prusse voudra-t-elle traiter ? De quelle façon établir un gouvernement ? Quand je considère l’avenir, si prochain qu’il soit, je ne vois qu’un grand trou noir et le vertige me prend. Je ne doute pas, pauvre Caro, que tu ne ressentes toutes nos douleurs ; mais il faut être là pour les subir en entier. Pendant deux mois les Prussiens ont été dans le Vexin. C’était bien près de nous et je voyais souvent quelques-unes de leurs victimes. Eh bien, je n’avais pas l’idée de ce que c’est que l’invasion ! Ajoute à cela que depuis deux mois nous avons eu presque constamment de la neige, avec un froid de 10 à 12 degrés. Les glaçons de la Seine sont à peine fondus.

La vieille Julie est revenue à Rouen. Elle est presque complètement aveugle. Ah ! j’ai une belle compagnie, ma pauvre Caro ! Au moins si je pouvais occuper mon esprit à quelque chose ! Mais c’est impossible ! Le malheur vous abrutit. J’ai appris que Dumas est dans le même état que moi et qu’il a du mal à écrire une lettre. Je ne sais pas comment j’ai fait pour t’en écrire une si longue. Tâche de nous envoyer des tiennes le plus souvent possible. Quand nous reverrons-nous ?

Le seul espoir lointain que je garde est celui de quitter la France définitivement, car elle sera désormais inhabitable pour les gens de goût. Dans quelles laideurs morales et matérielles on va tomber !

Adieu, pauvre chérie. Mille baisers sur tes bonnes joues.