Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1163

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Louis Conard (Volume 6p. 215-217).

1163. À GEORGE SAND.
Neuville, près Dieppe, vendredi, 31 mars 1871.
Chère Maître,

Demain, enfin, je me résigne à rentrer dans Croisset. C’est dur, mais il le faut. Je vais tâcher de reprendre mon pauvre Saint Antoine et d’oublier la France.

Ma mère reste ici chez sa petite-fille, jusqu’à ce qu’on sache où aller, sans crainte de Prussiens ni d’émeute.

Il y a quelques jours, je suis parti d’ici avec Dumas, pour Bruxelles, d’où je comptais revenir directement à Paris. Mais « la nouvelle Athènes » me semble dépasser le Dahomey en férocité et en bêtise.

Est-ce la fin de la blague ? En aura-t-on fini avec la métaphysique creuse et les idées reçues ? Tout le mal vient de notre gigantesque ignorance. Ce qui devrait être étudié est cru sans discussion. Au lieu de regarder, on affirme !

Il faut que la Révolution française cesse d’être un dogme et qu’elle rentre dans la Science, comme le reste des choses humaines. Si on eût été plus savant, on n’aurait pas cru qu’une formule mystique est capable de faire des armées et qu’il suffit du mot « République » pour vaincre un million d’hommes bien disciplinés. On aurait laissé Badinguet sur le trône, exprès pour faire la paix, quitte à le mettre au bagne ensuite ! Si on eût été plus savant, on aurait su ce qu’avaient été les volontaires de 92 et la retraite de Brunswick, gagné à prix d’argent par Danton et Westermann. Mais non, toujours les rengaines ! toujours la blague ! Voilà maintenant la Commune de Paris qui en revient au pur moyen âge. C’est carré ! La question des loyers, particulièrement, est splendide ! Le gouvernement se mêle maintenant de droit naturel ; il intervient dans les contrats entre particuliers. La Commune affirme qu’on ne doit pas ce qu’on doit, et qu’un service ne se paie pas par un autre service. C’est énorme d’ineptie et d’injustice !

Beaucoup de conservateurs qui, par amour de l’ordre, voulaient conserver la République, vont regretter Badinguet et appellent dans leur cœur les Prussiens. Les gens de l’Hôtel de Ville ont déplacé la haine. C’est de cela que je leur en veux. Il me semble qu’on n’a jamais été plus bas.

Nous sommes ballottés entre la société de Saint Vincent de Paul et l’Internationale. Mais cette dernière fait trop de bêtises pour avoir la vie si longue. J’admets qu’elle batte les troupes de Versailles et renverse le gouvernement. Les Prussiens entreront dans Paris et « l’ordre régnera à Varsovie » ! Si, au contraire, elle est vaincue, la réaction sera furieuse et toute liberté étranglée.

Que dire des socialistes qui imitent les procédés de Badinguet et de Guillaume : réquisitions, suppressions de journaux, exécutions capitales sans jugement, etc. ? Ah ! quelle immorale bête que la foule, et qu’il est humiliant d’être homme !

Je vous embrasse.