Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1190

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Louis Conard (Volume 6p. 258-260).

1190. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, jeudi [29 juin 1871].
Cher vieux,

Où suis-je ? À Croisset. Ce que je fais ? J’écris mon Saint Antoine et, présentement, ayant besoin de connaître à fond les dieux de l’Inde, je lis le Lotus de la Bonne Loi.

Il y a quinze jours, j’ai passé une semaine à Paris et j’y ai « visité les ruines » ; mais les ruines ne sont rien auprès de la fantastique bêtise des Parisiens. Elle est si inconcevable qu’on est tenté d’admirer la Commune. Non, la démence, la stupidité, le gâtisme, l’abjection mentale du peuple « le plus spirituel de l’univers » dépasse tous les rêves.

Ce qui m’a le plus épaté, en ma qualité de rural, c’est que, pour les bons parisiens, la Prusse n’existe pas. Ils excusent messieurs les Prussiens, admirent les Prussiens, veulent devenir Prussiens. On a beau leur dire : « mais nous autres provinciaux, nous avons subi tout cela. Ce qui vous révolte tant est une suite de l’invasion et une imitation de la guerre allemande : mort des otages, vols et incendies ; voilà huit mois que nous en jouissions ». Non, ça n’y fait rien. Rochefort est plus important que Bismarck, et la perte du Palais de la Légion d’Honneur plus considérable que celle de deux provinces.

Jamais, mon cher vieux, je n’ai eu des hommes un si colossal dégoût. Je voudrais noyer l’humanité sous mon vomissement.

Je n’ai vu à Paris que deux hommes ayant gardé leur raison ; deux, pas plus : 1o Renan et 2o Maury, qui a maintenu le drapeau tricolore sur les Archives pendant tout le temps de la Commune. Je ne parle pas de d’Osmoy, qui tourne au héros. Non content d’avoir été capitaine de francs-tireurs, il a, depuis qu’il est député, pris du service dans l’armée active et s’est conduit de telle façon que Thiers a demandé à faire sa connaissance. D’après un rapport du Ministre de la guerre, il haranguait les soldats dans la tranchée et faisait le coup de feu avec eux.

Je n’ai pas pu voir Théo. On m’a dit qu’il était très vieilli, mais que son moral était bon. Le sieur Saint-Victor est entré au Moniteur de Dalloz.

Alexandre Dumas émaille les journaux de ses réflexions philosophiques.

La situation me paraît très bien résumée par un des membres de l’ambassade chinoise présente à Versailles : « Vous vous étonnez de tout ça. Mais je vous trouve drôles ! C’est l’ordre ! C’est la règle ! Ce qui vous étonne est justement ce qui se passe chez nous. » Voilà comment le monde est fait. Le contraire est l’exception.

Je n’ai aucune haine contre les Communeux, pour la raison que je ne hais pas les chiens enragés. Mais ce qui me reste sur le cœur, c’est l’invasion des docteurs ès lettres, cassant des glaces à coups de pistolet et volant des pendules ; voilà du neuf dans l’histoire ! J’ai gardé contre ces messieurs une rancune si profonde que jamais tu ne me verras dans la compagnie d’un Allemand quel qu’il soit, et je t’en veux un peu d’être maintenant dans leur infâme pays. Pourquoi cela ? Quand reviens-tu ?

Les armées de Napoléon Ier ont commis des horreurs, sans doute. Mais ce qui les composait, c’était la partie inférieure du peuple français, tandis que, dans l’armée de Guillaume, c’est tout le peuple allemand qui est le coupable.

Adieu, pauvre cher vieux. Je t’embrasse très fort ainsi que les tiens.