Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1207

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Louis Conard (Volume 6p. 280-283).

1207. À GEORGE SAND.
Croisset, 8 septembre 1871.

Ah ! comme elles sont gentilles[1] ! Quels amours ! Quelles bonnes petites têtes sérieuses et douces ! Ma mère en a été tout attendrie et moi aussi. Cela s’appelle une attention délicate, chère maître, et je vous en remercie bien. J’envie Maurice : son existence n’est pas aride comme la mienne.

Nos deux lettres se sont croisées encore une fois. Cela prouve, sans doute, que nous sentons les mêmes choses en même temps et au même degré.

Pourquoi êtes-vous si triste ? L’humanité n’offre rien de nouveau. Son irrémédiable misère m’a empli d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau. Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du Pape, la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. Nous pataugeons dans l’arrière-faix[2] de la Révolution, qui a été un avortement, une chose ratée, un four, « quoi qu’on dise ». Et cela parce qu’elle procédait du moyen âge et du christianisme. L’idée d’égalité (qui est toute la démocratie moderne) est une idée essentiellement chrétienne et qui s’oppose à celle de justice. Regardez comme la grâce, maintenant, prédomine. Le sentiment est tout, le droit rien. On ne s’indigne même plus contre les assassins, et les gens qui ont incendié Paris sont moins punis que le calomniateur de M. Favre.

Pour que la France se relève, il faut qu’elle passe de l’inspiration à la Science, qu’elle abandonne toute métaphysique, qu’elle entre dans la critique, c’est-à-dire dans l’examen des choses.

Je suis persuadé que nous semblerons à la postérité extrêmement bêtes. Les mots République et monarchie la feront rire, comme nous rions, nous autres, du réalisme et du nominalisme. Car je défie qu’on me montre une différence essentielle entre ces deux termes. Une République moderne et une monarchie constitutionnelle sont identiques. N’importe ! On se chamaille là-dessus, on crie, on se bat.

Quant au bon peuple, l’instruction « gratuite et obligatoire » l’achèvera. Quand tout le monde pourra lire le Petit Journal et le Figaro, on ne lira pas autre chose, puisque le bourgeois, le monsieur riche ne lit rien de plus. La presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. Dites cela, vous serez brave, et, si vous le persuadez, vous aurez rendu un fier service.

Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. Tel qu’il est constitué, un seul élément prévaut au détriment de tous les autres : le nombre domine l’esprit, l’instruction, la race et même l’argent, qui vaut mieux que le nombre.

Mais une société (qui a toujours besoin d’un bon Dieu, d’un Sauveur) n’est peut-être pas capable de se défendre. Le parti conservateur n’a pas même l’instinct de la brute (car la brute, au moins, sait combattre pour sa tanière et ses vivres). Mais ceux du passé, qui n’avaient non plus ni patrie ni justice, n’ont pas réussi, et l’Internationale sombrera, parce qu’elle est dans le faux. Pas d’idées, rien que des convoitises !

Ah ! chère bon maître, si vous pouviez haïr ! C’est là ce qui vous a manqué : la haine. Malgré vos grands yeux de sphinx, vous avez vu le monde à travers une couleur d’or. Elle venait du soleil de votre cœur ; mais tant de ténèbres ont surgi, que vous voilà maintenant ne reconnaissant plus les choses. Allons donc ! criez ! tonnez ! Prenez votre grande lyre et pincez la corde d’airain : les monstres s’enfuiront. Arrosez-nous avec les gouttes du sang de Thémis blessée.

Pourquoi sentez-vous « les grandes attaches rompues » ? Qu’y a-t-il de rompu ? Vos attaches sont indestructibles, votre sympathie ne peut aller qu’à l’éternel.

Notre ignorance de l’histoire nous fait calomnier notre temps. On a toujours été comme ça. Quelques années de calme nous ont trompés. Voilà tout. Moi aussi, je croyais à l’adoucissement des mœurs. Il faut rayer cette erreur et ne pas s’estimer plus qu’on ne s’estimait du temps de Périclès ou de Shakespeare, époques atroces où on a fait de belles choses. Dites-moi que vous relevez la tête et que vous pensez à votre vieux troubadour qui vous chérit.


  1. Les deux petites filles de George Sand, dont elle avait envoyé le portrait (voir lettre suivante).
  2. Toutes les éditions portent : arrière-faux, qui est un non-sens. Le mot « avortement », qui suit, prouve que Flaubert a emprunté sa métaphore au vocabulaire de l’obstétrique.