Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1294

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 6p. 373-374).

1294. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, nuit de dimanche [5-6 mai, 187]2.
Ma chère Caro,

Le seul événement, la seule distraction de ma semaine, a été la visite de ton mari. Ah ! je suis ingrat envers les dieux ! car hier j’ai eu celle de Mme Achille et de Juliette qui sont venues m’inviter pour le 16 prochain (de jeudi en huit) à la communion du jeune Roquigny. Tu as dû recevoir aussi une invitation. On a été fort aimable ; on s’est informé de toi (de ta santé).

Ça ne m’a pas rendu plus gai ! Les repas en tête-à-tête avec moi-même, devant cette table vide, sont durs. Enfin, ce soir, pour la première fois, j’ai eu un dessert sans larmes. Je me ferai peut-être à cette vie solitaire et farouche. Je ne vois pas d’ailleurs que j’aie le moyen d’en mener une autre.

Je me force à travailler tant que je peux. Mais ma pauvre cervelle est rétive. Je fais très peu de besogne et de la médiocre.

En fait de nouvelles, Léon Rivoire[1] est mort à Alger. Ses sœurs étaient déjà sur le paquebot, dans le port de Marseille, quand un télégramme leur a appris que tout était fini. Elles doivent revenir à Rouen au milieu de cette semaine.

La Princesse m’a écrit que Théo était fort malade ! Encore une mort ! encore un chagrin ! Quand donc sortirai-je du noir ?…

Je ne sais pas où ton mari a découvert un assommant barbouilleur comme Saunier, peintre en bâtiments ! Croirais-tu qu’il n’a pas encore fini ta chambre ? Reste à faire le marbre de la cheminée. J’espère pourtant que tout sera réorganisé complètement vers mercredi ou jeudi.

À propos d’affaires, Claye, l’imprimeur, m’a écrit ce matin pour que je le débarrasse des exemplaires des Dernières chansons qui lui restent. Ma brouille avec Lévy s’accentue.

Il me tarde bien de bécoter ta chère mine et de voir ma pauvre nièce.

As-tu repris la peinture ? Lis-tu quelque chose ?

Imite dans son courage

Ton vieux.

  1. Léon Rivoire, frère de Mme Lapierre et de Mme Brainne.