Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1322

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Louis Conard (Volume 6p. 408-410).

1322. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset.] Dimanche [1er septembre 1872].
Mon pauvre Caro,

Je n’irai pas à Dieppe maintenant. Je préfère y aller plus tard. Il faut bien que je m’habitue à vivre dans la solitude.

[…] Il faudrait que ton mari m’envoyât cette semaine mille francs. Rien ne m’embête plus que de lui demander perpétuellement de l’argent ! mais comment faire ! Il me tarde que tout soit arrangé, que je touche mes minces échéances à époques fixes, sans importuner de temps à autre ce brave Ernest.

N. B. — Autre commission pour lui : il pleut dans la chambre de notre pauvre vieille. Pendant que nous étions à Luchon, le plafond a été traversé et le même accident s’est renouvelé cette semaine. Il est donc indispensable que l’on fasse, une fois pour toutes, une bonne réparation au toit, avant l’hiver. Autrement, tout serait perdu dans la chambre et des frais considérables s’en suivraient.

Parlons de choses plus amusantes (transition à l’espagnole). Qu’as-tu donc fait, mercredi dernier, pour séduire le ménage Raoul-Duval ? Ils m’ont fait hier sur toi tant de compliments que j’en étais gêné. Jamais la petite mère Duval ne m’avait tant parlé. Son enthousiasme la rendait prolixe.

J’ai vu chez Laporte, jeudi dernier, mon chien[1] qui n’est pas du tout frisé comme je m’y attendais. C’est un simple lévrier, couleur gris de fer, mais qui sera très grand. J’hésite à le prendre, d’autant plus que maintenant j’ai peur de la rage. Cette sotte idée est un des symptômes de mon ramollissement. Je crois pourtant que je passerai par-dessus.

Je lis toujours des bouquins médicaux et mes bonshommes se précisent.

Pendant trois ou quatre mois encore je ne vais pas sortir de la médecine, mais j’aurai besoin (comme pour toutes les autres sciences) d’une foule de renseignements que je ne puis avoir ici. Il faudra donc cet hiver, et probablement l’autre, que je sois à Paris pendant assez longtemps. Et l’idée de l’argent revient à la traverse !… (ces points sont pour indiquer la rêverie). J’imagine que vous avez passé un joli dimanche à Pissy[2]. Enfin, en voilà pour longtemps ! Hier, sur le bateau de La Bouille, je me suis trouvé avec un de tes anciens amis, *** : il m’a paru absolument imbécile. C’est une chose étrange comme il y a maintenant des gens bêtes !

Mlle Julie me demande sans cesse « quand tu viendras » ; elle a l’air de s’ennuyer beaucoup. Mon serviteur juge à propos de se laisser pousser la barbe, ce qui le rend hideux. Voilà des nouvelles bien intéressantes.

Faut-il que je sois vertueux pour résister aux séductions que tu m’offres, Mme Lapierre, Frankline et Mme Roquère ! C’est comme ça pourtant. Tu n’as pas besoin de moi puisque tu as « de la compagnie ».

Ton vieux bedollard, ton vieux pis-aller t’embrasse.

Quels livres veux-tu que je t’envoie ? Et comment te les envoyer ? Tu trouveras à Dieppe beaucoup de ceux que je t’ai indiqués (dans la collection Charpentier).


  1. Ce chien se nommait Julio.
  2. Pissy-Pôville, propriété de Madame Commanville, où habitait son grand oncle, Achille Dupont.