Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1323

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Louis Conard (Volume 6p. 410-411).

1323. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset]. Jeudi [5 septembre 1872].

Rien ne peut me faire plus plaisir que te savoir en bonne santé, pauvre loulou ! Est-ce Luchon qui t’a raffermie ? Laisse-moi le croire. Ça me flatte. J’ai été bien maussade pendant tout ce temps-là. Je t’aurais souhaité un compagnon plus aimable et surtout plus sociable. Mais je crois que tu ne pouvais pas en avoir de plus hygiénique.

Reprends courage, pauvre fille, continue à peindre avec cette bonne Frankline : il me semble que sa compagnie doit te faire du bien. Franchement, si tu m’avais eu en tiers, je vous aurais gênées. Il faut que les amies soient libres. Et puis j’aime mieux aller te voir quand tu n’auras personne. Alors tu seras tout à moi.

Je pars d’ici samedi matin. Aujourd’hui je reçois. J’attends à dîner Laporte, Lapierre et Fortin. Ta tante Achille a pris en journée Alphonse, le vieux bonhomme de Canteleu, si bien qu’Émile a fait venir de Rouen un de ses amis pour servir à table. Ne trouves-tu pas superbe d’aller à Canteleu chercher des gens de journées ? Quel singulier besoin d’imitation ! Il y a là un point psychologique très drôle et très profond. À propos de serviteurs, je suis très content du jardinier ; lui et sa femme ont l’air de bonnes gens.

Voilà quinze jours que je n’arrête pas de lire de la médecine. Ce qui redouble mon mépris pour les médecins ! Encore quatre ou cinq mois et je saurai quelque chose.

J’ai vu quelqu’un que la peur de la misère tourmente plus que moi : c’est le petit Baudry. Son frère n’avait pas exagéré en me disant que cette manie-là tournait à la démence. Il cherche Raoul-Duval pour lui vendre ses collections, afin de se faire de l’argent ! Ses collections ! Il m’a parlé de la lettre que tu lui as écrite de Luchon avec des larmes d’attendrissement.

Comme je pense à toi et comme je te regrette quand je me promène solitairement dans le jardin !

Ta vieille Nounou.