Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1334

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Louis Conard (Volume 6p. 424-426).

1334. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, samedi 5 [octobre 1872].

Oh ! non ! Je vous en prie, retardez votre séjour à Paris d’une quinzaine, parce que je ne pourrai m’absenter d’ici dans la seconde moitié de novembre. Il me sera impossible d’être à Paris avant le 1er décembre. Qui vous presse de retourner dans l’affreux Villenauxe ? Quel sacerdoce vous réclame ? Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus ! J’ai des masses de choses à vous dire ; ce n’est pas plusieurs heures que j’espère vous consacrer, mais plusieurs très longues visites que je compte vous faire.

Je vous retrouve, dans toutes vos lettres, fière et vaillante, ou plutôt stoïque, chose rare par ce temps d’avachissement universel. Vous n’êtes pas comme les autres, vous ! (phrase de drame, mais appréciation juste.) Je ne sais pas ce que vous avez perdu au physique, mais le moral est toujours splendide, je vous en réponds.

Le mien, pour le moment, est assez bon, parce que je médite une chose où j’exhalerai ma colère. Oui, je me débarrasserai enfin de ce qui m’étouffe. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent, dussé-je m’en casser la poitrine ; ce sera large et violent. Je ne peux pas, dans une lettre, vous exposer le plan d’un pareil bouquin, mais je vous le lirai quand je vous aurai lu Saint Antoine. Car je vous promets de vous hurler ma dernière élucubration. Si vous ne pouvez monter toutes mes marches, pauvre chère malade, vous me donnerez asile chez vous, et là, portes closes, nous nous livrerons à une littérature féroce, comme deux fossiles que nous sommes. L’expression n’est pas polie envers une dame, mais vous comprenez ce que je veux dire.

En attendant ce jour-là, qui sera pour moi un grand jour, je me livre à l’Histoire des théories médicales et à la lecture des Traités d’éducation ; mais assez parlé de moi ! Causons un peu du P. Hyacinthe. C’est folichon ! Chagrin pour les bonnes âmes, réjouissance pour les libres penseurs ! farce ! farce ! Le pauvre homme ! Il ne sait pas ce qu’il se prépare ! Et on accuse les prêtres d’entendre leurs intérêts ! Cet hymen doit plonger notre amie Plessy dans un océan de rêverie. Le bruit court que Mgr Bauer va, de même, convoler. Saprelotte, serait-ce possible ? Pour lui, c’est le port des bottes qui l’aura entraîné à cette extravagance, car il portait des bottes pendant le siège. Pourquoi le pantalon mis dans les bottes a-t-il un rapport fatal avec le débordement de l’esprit ? Quelle peut être l’influence du cuir sur le cerveau ? Problème.

Que dites-vous des pèlerins de Lourdes et de ceux qui les insultent ? Ô pauvre, pauvre humanité !

On m’a donné un chien, un lévrier. Je me promène avec lui en regardant les effets du soleil sur les feuilles qui jaunissent, en songeant à mes futurs livres et en ruminant le passé, car je suis maintenant un vieux. L’avenir pour moi n’a plus de rêves, et les jours d’autrefois commencent à osciller doucement dans une vapeur lumineuse. Sur ce fond-là quelques figures aimées se détachent, de chers fantômes me tendent les bras. Mauvaise songerie et qu’il faut repousser, bien qu’elle soit délectable.

Adieu ! Non ! Au revoir, à bientôt.