Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1335

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Louis Conard (Volume 6p. 427-428).

1335. À MADAME MAURICE SCHLÉSINGER.
Croisset, samedi [5 octobre 1872].
Ma vieille Amie, ma vieille Tendresse,

Je ne peux pas voir votre écriture sans être remué. Aussi, ce matin, j’ai déchiré avidement l’enveloppe de votre lettre.

Je croyais qu’elle m’annonçait votre visite. Hélas ! non. Ce sera pour quand ? Pour l’année prochaine ? J’aimerais tant à vous recevoir chez moi, à vous faire coucher dans la chambre de ma mère !

Ce n’était pas pour ma santé que j’ai été à Luchon, mais pour celle de ma nièce, son mari étant retenu à Dieppe par ses affaires. J’en suis revenu au commencement d’août. J’ai passé tout le mois de septembre à Paris. J’y retournerai une quinzaine au commencement de décembre, pour faire faire le buste de ma mère, puis je reviendrai ici le plus longtemps possible. C’est dans la solitude que je me trouve le mieux. Paris n’est plus Paris, tous mes amis sont morts ; ceux qui restent comptent peu, ou bien sont tellement changés que je ne les reconnais plus. Ici, au moins, rien ne m’agace, rien ne m’afflige directement.

L’esprit public me dégoûte tellement que je m’en écarte. Je continue à écrire, mais je ne veux plus publier, jusqu’à des temps meilleurs du moins. On m’a donné un chien ; je me promène avec lui en regardant l’effet du soleil sur les feuilles qui jaunissent et, comme un vieux, je rêve sur le passé — car je suis un vieux. L’avenir pour moi n’a plus de rêves, mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés dans une vapeur d’or. Sur ce fond lumineux où de chers fantômes me tendent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre ! — Oui, la vôtre. Ô pauvre Trouville !

C’est à moi, dans nos partages, que Deauville[1] est échu. Mais il me faut le vendre pour me faire des rentes.

Comment va votre fils ? Est-il heureux ? Écrivons-nous de temps à autre, ne serait-ce qu’un mot, pour savoir que nous vivons encore.

Adieu, et toujours à vous.



  1. Mme Flaubert possédait près de Deauville une ferme dont avait hérité Gustave et qu’il sera forcé de vendre en 1875, au moment de la déconfiture de son neveu Commanville.