Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1354

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Louis Conard (Volume 6p. 452-454).

1354. À GEORGE SAND.
[Croisset, 27 novembre 1872.]
Chère Maître,

Voilà une nuit et un jour que je passe avec vous. J’avais fini Nanon à 4 heures du matin et Francia à 3 heures de l’après-midi. Tout cela me danse encore dans la tête. Je vais tâcher de recueillir mes idées pour vous parler de ces deux excellents livres. Ils m’ont fait du bien. Merci donc, chère bon maître. Oui, ç’a été comme une large bouffée d’air et, après avoir été attendri, je me sens ranimé.

Dans Nanon j’ai d’abord été charmé par le style, par mille choses simples, et fortes, qui sont comprises dans la trame de l’œuvre et qui la constituent, telles que celle-ci : « comme la somme me parut énorme, la bête me sembla belle. » Et puis je n’ai plus fait attention à rien, j’ai été empoigné comme le plus vulgaire des lecteurs. (Je ne crois pas que le plus vulgaire puisse admirer autant que moi.) La vie des moines, les premières relations d’Émilien et de Nanon, la peur que causent les brigands, et l’incarcération du P. Fructueux qui pouvait être poncive et qui ne l’est nullement. Quelle page que la page 113 ! Et comme c’était difficile de rester dans la mesure ! « À partir de ce jour, je sentis du bonheur dans tout et comme une joie d’être au monde ! »

La Roche aux Fades est une idylle exquise. On voudrait partager la vie de ces trois braves gens.

Je trouve que l’intérêt baisse un peu quand Nanon se met en tête de devenir riche. Elle devient trop forte, trop intelligente. Je n’aime pas non plus l’épisode des voleurs. La rentrée d’Émilien avec son bras amputé m’a re-ému et j’ai versé un pleur sur la dernière page, au portrait de la marquise de Franqueville, vieille.

Je vous soumets les doutes suivants : Émilien me semble bien fort en philosophie politique. À cette époque-là, y avait-il des gens voyant d’aussi haut que lui ? Même objection pour le prieur, que je trouve ailleurs charmant, au milieu du livre surtout. Mais comme tout cela est bien amené, entraîné, entraînant, charmant ! Quel être vous faites !!! quelle puissance !

Je vous donne, sur les deux joues, deux bécots de nourrice et je passe à Francia. Autre style, mais non moins bon. Et d’abord j’admire énormément votre Dodore. Voilà la première fois qu’on fait un gamin de Paris vrai ; il n’est ni trop généreux, ni trop crapule, ni trop vaudevilliste. Le dialogue avec sa sœur quand il consent à ce qu’elle devienne une femme entretenue, est un joli tour de force. Votre Mme de Thièvre avec son cachemire, qu’elle fait jouer sur ses grasses épaules, est-elle assez Restauration ! Et l’oncle qui veut souffler au neveu sa grisette ! Et Antoine, le bon gros ferblantier si poli au théâtre ! Le Russe est un simple, un homme naturel, ce qui n’est pas facile à faire.

Quand j’ai vu Francia lui enfoncer son poignard dans le cœur, j’ai d’abord froncé le sourcil, craignant que ce fût une vengeance classique, qui dénaturât le charmant caractère de cette bonne fille. Mais pas du tout ! Je me trompais, cet assassinat inconscient complète votre héroïne.

Ce qui me frappe dans ce livre-là, c’est qu’il est très spirituel et très juste. On est en plein dans l’époque.

Je vous remercie du fond du cœur pour cette double lecture. Elle m’a détendu. Tout n’est donc pas mort ? Il y a encore du beau et du bon monde ?