Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1355

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Louis Conard (Volume 6p. 454-457).

1355. À GEORGE SAND.
[Croisset] mercredi [4 décembre 1872.]
Chère Maître,

Je relève une phrase dans votre dernière lettre : « L’éditeur aurait du goût si le public en avait… ou si le public le forçait à en avoir. » Mais c’est demander l’impossible ! Ils ont des idées littéraires, croyez-le bien, ainsi que MM. les directeurs de théâtre. Les uns et les autres prétendent s’y connaître, et leur esthétique se mêlant à leur mercantilisme, ça fait un joli résultat.

D’après les éditeurs, votre dernier livre est toujours inférieur au précédent. Que je sois pendu si ça n’est pas vrai ! Pourquoi Lévy admire-t-il bien Plus Ponsard et Octave Feuillet que le père Dumas et vous ? Lévy est académique. Je lui ai fait gagner plus d’argent que Cuvillier-Fleury, n’est-ce pas ? Eh bien, faites un parallèle entre nous deux, et vous verrez comme vous serez reçue. Vous n’ignorez pas qu’il n’a pas voulu vendre de Dernières Chansons plus de 1 200 exemplaires, et les 800 qui restent sont dans le grenier à foin de ma nièce, rue de Clichy. C’est très étroit de ma part, j’en conviens ; mais j’avoue, que ce procédé m’a simplement enragé. Il me semble que ma prose pouvait être plus respectée par un homme à qui j’ai fait gagner quelques sous.

Comme je ne veux plus reparler audit Michel, c’est mon neveu qui va me remplacer pour liquider ma position. Je vais lui payer l’impression de Dernières Chansons, et puis je me débarrasserai de toute relation avec lui.

Pourquoi publier, par l’abominable temps qui court ? Est-ce pour gagner de l’argent ? Quelle dérision ! Comme si l’argent était la récompense du travail, et pouvait l’être ! Cela sera quand on aura détruit la spéculation : d’ici là, non. Et puis comment mesurer le travail, comment estimer l’effort ? Reste donc la valeur commerciale de l’œuvre. Il faudrait pour cela supprimer tout intermédiaire entre le producteur et l’acheteur, et quand même cette question en soi est insoluble. Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra. Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Mon service reste donc indéfini et, par conséquent, impayable.

Pourquoi donc publier ? Est-ce pour être compris, applaudi ? Mais vous-même, vous grand George Sand, vous avouez votre solitude.

Y a-t-il maintenant, je ne dis pas de l’admiration ou de la sympathie, mais l’apparence d’un peu d’attention pour les œuvres d’art ? Quel est le critique qui lise le livre dont il ait à rendre compte ?

Dans dix ans, on ne saura peut-être plus faire une paire de souliers, tant on devient effroyablement stupide ! Tout cela est pour vous dire que, jusqu’à des temps meilleurs (auxquels je ne crois pas), je garde Saint Antoine dans un bas d’armoire.

Si je le fais paraître, j’aime mieux que ce soit en même temps qu’un autre livre tout différent. J’en travaille un maintenant qui pourra lui faire pendant. Conclusion : le plus sage est de se tenir tranquille.

Pourquoi Duquesnel[1] ne va-t-il pas trouver le général Ladmirault, Jules Simon, Thiers ? Il me semble que cette démarche le regarde. Quelle belle chose que la Censure ! Rassurons-nous, elle existera toujours, parce qu’elle a toujours existé. Notre ami Alexandre Dumas fils, pour faire un agréable paradoxe, n’a-t-il pas vanté ses bienfaits dans la préface de la Dame aux camélias ?

Et vous voulez que je ne sois pas triste ? J’imagine que nous reverrons prochainement des choses abominables, grâce à l’entêtement inepte de la Droite. Les bons Normands, qui sont les gens les plus conservateurs du monde, inclinent vers la Gauche très fortement.

Si l’on consultait maintenant la bourgeoisie, elle ferait le père Thiers roi de France. Thiers ôté, elle se jetterait dans les bras de Gambetta et j’ai peur qu’elle ne s’y jette bientôt.

Je me console en songeant que jeudi prochain j’aurai 51 ans.

Si vous ne devez pas venir à Paris au mois de février, j’irai vous voir à la fin de janvier, avant de rentrer au parc Monceau ; je me le promets.

La Princesse m’a écrit pour me demander si vous étiez à Nohant. Elle veut vous écrire.

Ma nièce Caroline, à qui je viens de faire lire Nanon, en est ravie. Ce qui l’a frappée, c’est la « jeunesse » du livre. Le jugement me paraît vrai. C’est un bouquin, ainsi que Francia, qui, bien que plus simple, est peut-être encore plus réussi, plus irréprochable comme œuvre.

J’ai lu, cette semaine, l’Illustre docteur Matheus, d’Erckmann-Chatrian. Est-ce assez pignouf ? Voilà deux cocos qui ont l’âme bien plébéienne.

Adieu, chère bon maître. Votre vieux troubadour vous embrasse.

Je pense toujours à Théo, je ne me console pas de cette perte.


  1. Directeur de l’Odéon ; il s’agissait de démarches à faire pour obtenir l’autorisation de jouer Mademoiselle de La Quintinie.