Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1497

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Louis Conard (Volume 7p. 202-204).

1497. À EDMOND DE GONCOURT.
Croisset, mardi 22 [septembre 1874].

Votre lettre du 12 m’est arrivée à Paris comme j’en partais, étant venu dans la nouvelle Athènes pour cabotiner ; nous recauserons de cela tout à l’heure.

Comme vous êtes triste, mon cher ami ! Votre découragement m’afflige. Vous regardez trop au fond des choses. Quand on réfléchit un peu sérieusement, on est tenté de se casser la gueule. C’est pourquoi il faut agir. Le livre qu’on lit a beau être bête, il importe de le finir. Celui qu’on entreprend peut être idiot, n’importe ! écrivons-le ! La fin de Candide : « Cultivons notre jardin » est la plus grande leçon de morale qui existe. Je ne comprends pas que vous passiez votre temps à pêcher et à chasser. Soyez sûr que ce sont des occupations funestes. La « distraction » ne distrait pas — pas plus que les excitants n’excitent. J’ai beau être névropathe, au fond je suis un sage. Or je vous conjure, je vous supplie, de vous remettre à la besogne bravement, sans tourner la tête derrière vous.

Le Rigi, où je me suis embêté à périr, m’a fait du bien. Mes étouffements ont diminué et je monte les escaliers comme un jeune homme. À mon retour ici, au mois d’août, j’ai enfin commencé mon roman, lequel va me demander trois ou quatre ans (c’est toujours ça de bon). J’ai cru d’abord que je ne pouvais plus écrire une ligne. Le début a été dur. Mais enfin, j’y suis, ça marche ou du moins ça va mieux.

Le Sexe faible passera après la pièce de Zola (à la fin de décembre ?). Tout le monde trouve que je me déshonore en figurant sur un bouisbouis aussi piètre que le théâtre de Cluny, mais je m’en bats l’œil complètement.

Je vous recommande comme spectacle d’aller dans le vestibule de Nadar, à côté de Old England. Vous y verrez : 1o la photographie d’Alex[andre] Dumas, grandeur nature ; et 2o le buste du même Dumas. Ce qui prouve que la modestie est inséparable du vrai mérite. De plus, il va faire une préface à Manon Lescaut et une préface à Paul et Virginie. Voilà de ces choses qui consolent. D’ailleurs, on ne doit pas se plaindre d’une époque où il arrive des histoires comme celles de la sentinelle de Bazaine. Quel joli sujet d’opéra-comique !

N’importe ! la bêtise moderne m’épouvante ! Elle monte de jour en jour ! Où fuir ?

Le pauvre Tourgueneff était repris de sa goutte la dernière fois que je l’ai vu. Il m’a parlé de refaire un dîner artistique comme celui de l’hiver dernier — c’est chose convenue, n’est-ce pas ? — et qui aura lieu dès que je serai à Paris, c’est-à-dire vers la fin d’octobre probablement.

D’ici là, je vous embrasse, mon cher vieux.

Votre.