Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1499

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Louis Conard (Volume 7p. 206-208).

1499. À GEORGE SAND.
[Croisset] Samedi, 26 septembre 1874.

Donc, après m’être embêté comme un âne au Rigi, je suis revenu chez moi au commencement d’août et je me suis mis à mon bouquin. Le début n’a pas été commode, il a été même « espovantable » et j’ai « cuydé » en périr de désespoir ; mais à présent ça va, j’y suis ; advienne que pourra ! Du reste, il faut être absolument fol pour entreprendre un pareil livre. J’ai peur qu’il ne soit, par sa conception même, radicalement impossible. Nous verrons. Ah ! si je le menais à bien… quel rêve !

Vous savez sans doute qu’une fois de plus, je m’expose aux orages de la rampe (jolie métaphore) et « qu’affrontant la publicité du théâtre », je comparaîtrai sur les tréteaux de Cluny, probablement vers la fin de décembre. Le directeur de cette boîte est enchanté du Sexe faible. Mais Carvalho aussi, l’était, ce qui n’a pas empêché… Vous savez le reste.

Il va sans dire que tout le monde me blâme de me faire jouer dans un pareil bouis-bouis. Mais puisque les autres ne veulent pas de cette pièce, et que je tiens à ce qu’elle soit représentée pour faire gagner à l’héritier de Bouilhet quelques sous, je suis bien obligé d’en passer par là. Je garde, pour vous en faire le récit, quand nous nous verrons, deux ou trois jolies anecdotes à ce propos. Pourquoi le théâtre est-il une cause générale de délire ? Une fois qu’on est sur ce terrain-là, les conditions ordinaires sont changées. Si on a eu le malheur (léger) de ne pas réussir, vos amis se détournent de vous. On est très déconsidéré. On ne vous salue plus ! Je vous jure ma parole d’honneur que cela m’est arrivé pour le Candidat. Je ne crois pas aux conjurations d’Holbachiques ; cependant tout ce qu’on m’a fait depuis le mois de mars m’étonne. Au reste, je m’en bats l’œil profondément et le sort du Sexe faible m’inquiète moins que la plus petite des phrases de mon roman.

L’esprit public me semble de plus en plus bas. Jusqu’à quelle profondeur de bêtise descendrons-nous ? Le dernier livre de Belot[1] s’est vendu en quinze jours à huit mille exemplaires, la Conquête de Plassans de Zola à dix-sept cents en six mois, et il n’a pas eu un article ! Tous les idiots du lundi viennent de se pâmer sur Une Chaîne de M. Scribe !… La France est malade, très malade, quoi qu’on dise ; et mes pensées, de plus en plus, sont couleur d’ébène.

Il y a pourtant de jolis éléments de comique : 1o l’évasion Bazaine avec l’épisode de la sentinelle ; 2o l’Histoire d’un diamant, du sieur Paul de Musset (voir la Revue des deux Mondes du 1er septembre) ; 3o le vestibule de l’ancien établissement de Nadar, near Old England, où l’on peut contempler la photographie d’Alexandre Dumas grandeur nature.

Je suis sûr que vous me trouvez grincheux et que vous allez me répondre : Qu’est-ce que tout cela fait ? Mais tout fait ! et nous crevons par la blague, par l’ignorance, par l’outrecuidance, par le mépris de la grandeur, par l’amour de la banalité et le bavardage imbécile.

« L’Europe qui nous hait nous regarde en riant »,
dit Ruy Blas. Ma foi, elle a raison de rire !

  1. Les mystères mondains, 3 volumes.