Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1690
Si je vous écrivais aussi souvent que je pense à vous, vous recevriez de moi, tous les jours, non pas une, mais plusieurs lettres. Mais j’ai peur de vous ennuyer (vous savez que je suis timide) et puis je n’ai rien à vous dire, sinon que je voudrais avoir de vos nouvelles. Enfin je m’ennuie de vous ! Voilà le vrai. Aussi j’espère vers la fin d’août, ou peut-être avant, vous faire une visite à Saint-Gratien.
Ma vie (austère au fond) est calme et tranquille à la surface. C’est une existence de moine et d’ouvrier. Tous les jours se ressemblent, les lectures succèdent aux lectures, mon papier blanc se couvre de noir, j’éteins ma lampe au milieu de la nuit, un peu avant de dîner je fais le triton dans la rivière, et ainsi de suite.
J’ai maintenant près de moi ma nièce, qui se livre à une peinture frénétique. Quant aux « affaires », aux exécrables affaires, elles sont longues à se remâter, par ce temps de politique surtout. Je ne doute pas d’un bon résultat final, et nous y touchons peut-être. Mais ce n’est pas encore fini et j’en suis, parfois, bien énervé et brisé. Alors, je me replonge plus furieusement dans la pauvre littérature, ma seule consolation.
Et vous, Princesse, comment supportez-vous l’existence ? Vos bons amis sont toujours près de vous, n’est-ce pas ? Que devient le prince Napoléon ?
Comme je ne vois personne, je ne sais guère ce qui se passe dans le monde. La Seine-Inférieure est, du reste, le département le plus calme de France et de Navarre, ou plutôt le plus engourdi. Rien ne l’émeut. Cependant on y attend avec impatience les élections, parce que l’état présent « nuit aux affaires ».
Pour me distraire, j’ai lu le procès de Mme Gras[1] et j’en ai été presque malade. Quelle abomination ! Je n’aime pas y songer.
Je vous baise les deux mains, aussi longuement que vous le permettez, et suis, Princesse,
Votre vieux fidèle et dévoué.
- ↑ Mme veuve Gras avait tenté, par des moyens criminels, de capter la fortune de son jeune amant.