Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1691

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Louis Conard (Volume 8p. 56-58).

1691. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Vendredi 3 heures [août 1877].

Votre dernière lettre m’a tellement ravi et touché que j’éprouve le besoin d’y répondre tout de suite. Et d’abord, comme vous êtes bonne de penser à ce qui m’occupe ! Je vis tant que je peux dans mes bonshommes. Au mois de septembre j’irai sur les côtes de la Basse-Normandie faire leurs excursions géologiques et archéologiques. Mon troisième chapitre (celui des sciences) sera fini, j’espère, en novembre. Alors je serai à peu près au tiers du livre.

L’idée que je ne vous en lirai pas cet hiver me chagrine beaucoup. Quel dommage que Villenauxe ne soit pas à Croisset ou dans ses environs ! Il me semble qu’à force de vous voir et de vous soigner je vous guérirais ! Comme tout est mal arrangé dans ce monde, et qu’il fait bon en rêver de meilleurs ! Cependant je remercie la Providence pour les poésies lubriques du sieur Pinard. Ça ne m’étonne pas, rien n’étant plus immonde que les magistrats (leur obscénité géniale tient à l’habitude qu’ils ont de porter la robe). Tous ceux qui se regardent comme au-dessus du niveau humain dégringolent au-dessous.

Voyez-vous ma joie si un de ces jours on gobait Pinard dans l’intimité du jeune Chonard ? Il ne me resterait plus qu’à m’en aller remercier Notre-Dame de Lourdes ! À ce propos, je vous recommande deux petits livres très amusants : l’Arsenal de la Dévotion et le Dossier des Pèlerinages par Paul Parfait.

Et quand je songe que Pinard s’indignait des descriptions de la Bovary ! Quel abîme que la bêtise humaine ! Saviez-vous que Treilhard, mon juge d’instruction, fût devenu complètement gâteux ? Y aurait-il une justice divine ? D’ailleurs, tous les procès de presse, tous les empêchements à la pensée me stupéfient par leur profonde inutilité. L’expérience est là pour prouver que jamais ils n’ont servi à rien. N’importe ! on ne s’en lasse pas. La sottise naturelle est au pouvoir. Je hais frénétiquement ces idiots qui veulent écraser la muse sous les talons de leurs bottes ; d’un revers de sa plume elle leur casse la gueule et remonte au ciel. Mais ce crime-là, qui est la négation du Saint-Esprit, est le plus grand des crimes et peut-être le seul crime.

La discorde qui fleurit dans le grand parti de l’ordre me réjouit. Quelle lutte que celle de Cassagnac et de Rouher ! Beau spectacle ! Nobles cœurs ! Et quels esprits ! Et les photographies du petit prince qu’on distribue ! Et le comte de Paris qui se livre dans son château d’Eu à des réceptions royales où s’empressent les autorités, le jeune Lizot en tête ! Et le ministère écumant contre les cabarets ! Et notre Bayard qui n’arrête pas de jurer des m… et des t… de D…, en prenant son absinthe avec d’Harcourt ! Quelle drôle d’époque, et comme elle sera amusante, plus tard, dans les livres !

Vous me parlez de la Correspondance de Balzac. Je l’ai lue quand elle a paru et elle m’a peu enthousiasmé. L’homme y gagne, mais non l’artiste. Il s’occupait trop de ses affaires. Jamais on n’y voit une idée générale, une préoccupation en dehors de ses intérêts. Comparez ses lettres à celles de Voltaire, par exemple, ou même à celles de Diderot ! Balzac ne s’inquiète ni de l’Art, ni de la religion, ni de l’humanité, ni de la science. Lui et toujours lui, ses dettes, ses meubles, son imprimerie ! Ce qui n’empêche pas que c’était un très brave homme. Quelle vie lamentable ! Et vous savez sa fin ? Il a dit à Mme de Surville, qui a redit le mot à Mme Cornu : « Je meurs de chagrin » — du chagrin que lui causait son épouse !