Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1942

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Louis Conard (Volume 8p. 369-375).

1942. À M. LÉON HENNIQUE.[1]
Nuit de lundi, 3 [2-3 février 1880].
Mon cher Ami,

Deux hypothèses : ou je suis un idiot, ou vous êtes un farceur. Je préfère la seconde, naturellement.

Sous prétexte de blaguer le romantisme, vous avez fait un très beau livre romantique[2]. Mais oui ! il y a là dedans un drame à la Shakespeare ! soyez-en persuadé.

« L’âme telle qu’elle est ! » prétendez-vous la connaître ? « Personnages exagérés », nullement. « Langage conventionnel ? » pas du tout !

Et puis, de quoi parlez-vous ? Quelle École ! Où y a-t-il une école ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et où sont les hommes de 1830 ? Je vous défie de m’en citer un, à commencer par le père Hugo, qui soit encore dans la tradition. Notez que je vous parle de choses que je connais personnellement.

Vous croyez avoir blagué leur style ? Détrompez-vous ! Lisez donc Pétrus Borel, les premiers drames d’Alexandre Dumas et d’Anicet Bourgeois, les romans de Lascailly et d’Eugène Sue : Trialph et la Salamandre. Comme parodie, de ce genre-là, voir les Jeune-France de Théo, un roman de Charles de Bernard, Gerfaut, et, dans les Mémoires du Diable de Soulié, l’artiste.

Chaudes-Aigues et Gustave Planche ont fait au romantisme absolument les mêmes reproches que l’on fait au réalisme. Ponsard n’a dû son succès qu’a cette réaction qui date de quarante ans, trente-neuf ans pour être exact, ni plus, ni moins. Édifiez-vous avec la critique d’Armand Carrel sur Hernani, qui pourrait s’appliquer à l’Assommoir. Mlle Mars ne voulait pas prononcer le mot « amant », comme trop obscène, etc…

Cette manie de croire qu’on vient de découvrir la nature et qu’on est plus vrai que les devanciers m’exaspère. La Tempête de Racine est tout aussi vraie que celle de Michelet. Il n’y a pas de Vrai ! Il n’y a que des manières de voir. Est-ce que la photographie est ressemblante ? pas plus que la peinture à l’huile, ou tout autant.

À bas les Écoles quelles qu’elles soient ! À bas les mots vides de sens ! À bas les Académies, les Poétiques, les Principes ! Et je m’étonne qu’un homme de votre valeur donne encore dans des niaiseries pareilles !

Maintenant, je commence.

J’ai entamé votre volume hier à dix heures du soir et je l’ai fini à trois heures du matin, ce qui vous prouve qu’il m’a amusé. Et je n’ai pas ri une minute (vous avez manqué votre but). Au contraire, j’ai admiré. Quand ça n’est pas beau, c’est charmant. Je crois que vous ne comprenez pas ce que vous avez fait.

Page 9. — Des vers très galants, et le dernier couplet exquis. Vos bandits sont classiques, ce sont ceux de tous les romans picaresques. Mais ça n’est peut-être pas vraisemblable de parler du crime si légèrement. Ils font des plaisanteries, enfin ils sont grotesques ! La nature (!!!) ne parle pas comme ça. Exemple : dans le romantique Molière, les lazzi de Sbrigani et de Nérine.

P[onthau], mon bon, est une création tout à fait hors ligne ! J’y reviendrai.

Page 23. — « Porte le cachet des élégants de la cour » ; ça, ce n’est pas du style des romantiques. Ils avaient bien morbidezza et « pittoresque » (déjà vieux en 1815), mais pas de « cachet ».

Page 38. — « Mazaroz » ? Eh bien, il parle très simplement, ce fanatique !

Page 53. — Le miracle raté, et le commencement du doute dans l’âme de P[onthau], est tout bonnement sublime. Oui, n… de D… !

Suzanne amoureuse du maître au lieu du valet, très nature, très organique. Elle va au plus beau mâle !

Qu’il bouscule les processions, très bien ! Ça se faisait tous les jours (voyez Histoire du Parlement de Normandie, par Floquet). Cela n’est nullement exagéré.

La scène entre Henriette et P[onthau], admirable, admirable ! et un homme comme P[onthau] n’a pu ni dire ni agir autrement. Et puis il y a là des choses du plus grand style : « Aucune plante, etc… » — « Pauvre femme ! tu pleures… » et toute la page 160, superbe ! Voyez-vous un Frédérick Lemaître, jeune, disant cela ? Mais le théâtre en croulerait d’enthousiasme ! Et le revirement : « Retournez à votre lit, ma tête bat sous le fardeau de vos derniers baisers… » Vous ne trouvez pas ça beau, mon bonhomme ? Tant pis pour vous !

« Je me suis vautré sur votre corps comme les vers du cimetière, etc… » biblique ! et c’est bien l’occasion d’être biblique.

Le baptême, très juste de ton et très probable, historiquement.

Page 171. — « Il faut être orgueilleux pour se dévouer… » Ayez beaucoup de mots comme ça !

Page 185. — Le maître et le valet se labourant la peau à coups de poignards ! Vous croyiez peut-être que ça ferait rire ? Mais imaginez du sang qui coulerait, et on ne rirait plus. Seulement l’action, ici, est amenée trop vite, et puis il y a eu des gens comme ça et il y en a encore. Pendant l’Exposition de 1867, des Japonais, à Paris et à Marseille, se sont livrés à des duels de ce genre. Comme pénitence, les bouddhistes en font autant, et en France, à l’heure qu’il est, certains catholiques !… tels que M. Dupont, de Tours (voyez la Foire aux reliques et l’Arsenal de la dévotion, de Paul Parfait). C’est donc… naturel, bien que ce soit… exagéré ! Mais tout ce qui est beau est exagéré. Sarcey n’est pas exagéré !

Je continue :

Henri IV me paraît très ressemblant, à l’idée qu’on se fait, ou du moins que je me fais d’Henri IV.

Page 268. Superbe, Barabbas dans la Chapelle ! Il y a là un souffle à ranimer Rabelais dans son tombeau.

Les commencements du doute amenés dans l’âme de P[onthau] par l’amour, et son espèce de folie, sa proposition d’enlever Hélène, et surtout la page 275, très fort, très fort ! l’épisode de l’Oiseleur, idem.

Pages 274-275. La défense de P[onthau] fait songer à d’Aubigné et à Corneille. Allons ! Vous vous foutez du monde ? C’est bien ! Mais de moi, ce n’est pas gentil !

Page 303. « J’en ai bu une pleine coupe… » Eh ! oui, c’est vrai ! exemple : Léger, Papavoine et l’homme des environs de Gênes qu’on appelait « la Hyène ». Il y a dans Shakespeare des choses de cette force, v[oir] Titus Andronicus, et dans le Clitandre du classique P. Corneille.

Page 315. P[onthau] s’apercevant de son impuissance thaumaturgique ; je n’ai pas d’expression pour vous exprimer combien je trouve cela fort !

Maintenant, l’époque et le caractère du dit P[onthau] étant donnés, en est-il arrivé à ce point de philosophie ? J’en doute. Mais qu’importe ! puisque c’est une conséquence logique de tout ce qui précède. C’est d’ailleurs un homme de nos jours qui parle ainsi. Et, à cause de cet anachronisme (s’il y en a un) votre œuvre n’en est que plus vivante. Tant il est vrai que le sujet importe peu, et le temps où se passe une action, idem. On peut faire du moderne en peignant la cour de Sésostris, et même, en la peignant, je vous défie de n’en pas faire.

Le Moderne, l’Antique, le Moyen âge, subtilités de rhéteur, voilà mon opinion !

Je suis né sous la Restauration : est-ce du moderne ? Non, car je vous jure que les mœurs de ce temps-là ne ressemblent pas plus à celles d’à présent qu’elles ne ressemblaient à celles du temps d’Henri IV. De par la théorie qui a cours, il me sera défendu d’en parler ?

Dieu sait jusqu’à quel point je pousse le scrupule en fait de documents, livres, informations, voyages, etc… Eh bien, je regarde tout cela comme très secondaire et inférieur. La vérité matérielle (ou ce qu’on appelle ainsi) ne doit être qu’un tremplin pour s’élever plus haut. Me croyez-vous assez godiche pour être convaincu que j’aie fait dans Salammbô une vraie reproduction de Carthage, et dans Saint Antoine une peinture exacte de l’Alexandrinisme ? Ah ! non ! mais je suis sûr d’avoir exprimé l’idéal qu’on en a aujourd’hui.

Aussi M. de Sacy (pas un romantique, celui-là !) n’a jamais pu comprendre ce truisme que je lui disais un jour : « L’histoire romaine est à refaire tous les vingt-cinq ans. »

Bref, pour en finir avec cette question de la réalité, je fais une proposition : la trouvaille de documents authentiques nous prouvant que Tacite a menti d’un bout à l’autre. Qu’est-ce que ça ferait à la gloire et au style de Tacite ? Rien du tout. Au lieu d’une vérité, nous en aurions deux : celle de l’Histoire et celle de Tacite.

En voilà long, hein !

Mais je termine par une citation de Goethe, un naturaliste qui était romantique, ou un romantique qui était naturaliste, — autant l’un que l’autre — comme vous voudrez.

Dans Wilhelm Meister, je ne sais plus quel personnage dit à Wilhelm « Tu me fais l’effet de Saul, fils de Cis ; il sortit pour aller chercher les ânesses de son père et il trouva un royaume ! » Vous avez voulu faire une farce et vous avez fait un beau livre !

Sur ce, mon bon, je vous serre la main fortement et suis vôtre.

P.-S.Alias : la dernière ganache romantique, qui a porté un bonnet rouge et qui couchait au dortoir, un poignard sous son traversin ; qui, à propos de Ruy Blas, a engueulé tous les notables de Rouen en plein théâtre ; qui s’est fait f… à la porte de la préfecture d’Ajaccio pour avoir soutenu, devant le Conseil général attablé avec lui, que Béranger n’était pas le plus grand poète du monde,

Et qui a insulté personnellement Casimir Delavigne (action d’éclat !)


  1. Cette lettre a été publiée par M. Léon Hennique dans sa préface à l’édition grand in-8o de Salammbô, illustrée par Rochegrosse. 2 vol. grand in-8o.
  2. Les hauts faits de M. de Ponthau.