Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/15

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz à Arnauld, 30 avril 1687
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 573-585).

Leibniz à Arnauld

30 avril 1687.
Monsieur,

Vos lettres étant à mon égard des bienfaits considérables et des effets de votre pure libéralité, je n’ai aucun droit de les demander, et par conséquent vous ne répondez jamais trop tard. Quelque agréables et utiles qu’elles me soient, je considère ce que vous devez au bien public, et cela fait taire mes désirs. Vos considérations instruisent toujours, et je prendrai la liberté de les parcourir par ordre.

Je ne crois pas qu’il y ait de la difficulté dans ce que j’ai dit que « l’âme exprime plus distinctement (cæteris paribus) ce qui appartient à son corps », puisqu’elle exprime tout l’univers d’un certain sens et particulièrement suivant le rapport des autres corps au sien, car elle ne saurait exprimer également toutes choses ; autrement il n’y aurait point de distinction entre les âmes ; mais il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle se doive apercevoir parfaitement de ce qui se passe dans les parties de son corps, puisqu’il y a des degrés de rapport entre ces parties mêmes qui ne sont pas toutes exprimées également, non plus que les choses extérieures. L’éloignement des uns est récompensé par la petitesse ou autre empêchement des autres, et Thalès voit les astres, qui ne voit pas le fossé qui est devant ses pieds.

Les nerfs et les membranes sont des parties plus sensibles pour nous que les autres, et ce n’est peut-être que par elles que nous nous apercevons des autres ; ce qui arrive apparemment, parce que les mouvements des nerfs ou des liqueurs y appartenant es imitent mieux les impressions et les confondent moins ; or les expressions plus distinctes de l’âme répondent aux impressions plus distinctes du corps. Ce n’est pas que les nerfs agissent sur l’âme, à parler métaphysiquement, mais c’est que l’un représente l’état de l’autre spontanea relatione. Il faut encore considérer qu’il se passe trop de choses dans notre corps, pour pouvoir être séparément aperçues toutes, mais on en sent un certain résultat auquel on est accoutumé, et on ne saurait discerner ce qui entre à cause de la multitude, comme, lorsqu’on entend de «loin le bruit de la mer, on ne discerne pas ce que fait chaque vague, quoique chaque vague fasse son effet sur nos oreilles ; mais quand il arrive un changement insigne dans notre corps, nous le remarquons bientôt, et mieux que les changements de dehors qui ne sont pas accompagnés d’un changement notable de nos organes.

Je ne dis pas que l’âme connaisse là piqûre avant qu’elle ait le sentiment de douleur, si ce n’est comme elle connaît ou exprime confusément toutes choses suivant les principes déjà établis ; mais cette expression, bien qu’obscure et confuse, que l’âme a de l’avenir par avance, est la cause véritable de ce qui lui arrivera et de la perception plus claire qu’elle aura par après, quand l’obscurité sera développée, l’état futur étant une suite du précédent.

J’avais dit que Dieu a créé l’univers en sorte que l’âme et le corps, agissant chacun suivant ses lois, s’accordent dans les phénomènes. Vous jugez, Monsieur, que cela convient avec l’hypothèse des causes occasionnelles. Si cela était, je n’en serais point fâché, et je suis toujours bien aise de trouver des approbateurs, mais j’entrevois votre raison, c’est que vous supposez que je ne dirai pas qu’un corps se puisse mouvoir soi-même ; ainsi, l’âme n’étant pas la cause réelle du mouvement du bras, et le corps non plus, ce sera donc Dieu. Mais je suis dans une autre opinion, je tiens que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle le mouvement procède aussi bien de la substance corporelle, que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit. Tout arrive dans chaque substance en conséquence du premier état que Dieu lui a donné en la créant, et le concours extraordinaire mis à part, son concours ordinaire ne consiste que dans la conservation de la substance même, conformément à son état précédent et aux changements qu’il porte. Cependant on dit fort bien qu’un corps pousse un autre, c’est-à-dire qu’il se trouve qu’un corps ne commence jamais d’avoir une certaine tendance, que lorsqu’un autre qui le touche en perd à proportion suivant les lois constantes que nous observons dans les phénomènes. Et en effet, les mouvements étant des phénomènes réels plutôt que des êtres, un mouvement comme phénomène est dans mon esprit la suite immédiate ou effet d’un autre phénomène et de même dans l’esprit des autres, mais l’état d’une substance n’est pas la suite immédiate de l’état d’une substance particulière.

Je n’ose pas assurer que les plantes n’ont point d’âme, ni vie, ni forme substantielle ; car, quoique une partie de l’arbre plantée ou greffée puisse produire un arbre de la même espèce, il se peut qu’il y soit une partie séminale qui contienne déjà un nouveau végétale, comme peut-être il y a déjà des animaux vivants quoique très petits dans la semence des animaux, qui pourront être transformés dans un animal semblable. — Je n’ose donc pas assurer que les animaux seuls sont vivants et doués d’une forme substantielle. Et peut-être qu’il y a une infinité de degrés dans les formes des substances corporelles.

Vous dites, Monsieur, que « ceux qui soutiennent l’hypothèse des causes occasionnelles, disant que ma volonté est la cause occasionnelle, et Dieu la cause réelle du mouvement de mon bras, ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle volonté, qu’il ait chaque fois que je veux lever mon bras, mais par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu faire tout ce qu’il a prévu qu’il serait nécessaire qu’il fit. » À quoi je réponds qu’on pourra dire, par la même raison, que les miracles mêmes ne se font pas par une nouvelle volonté de Dieu, étant conformes à son dessein général, et j’ai déjà remarqué dans les précédentes que chaque volonté de Dieu enferme toutes les autres, mais avec quelque ordre de priorité. En effet, si j’entends bien le sentiment des auteurs des causes occasionnelles, ils introduisent un miracle qui ne l’est pas moins pour être continuel. Car il me semble que la notion du miracle ne consiste pas dans la rareté. On me dira que Dieu n’agit en cela que suivant une règle générale et par conséquent sans miracle, mais je n’accorde pas cette conséquence, et je crois que Dieu peut se faire des règles générales à l’égard des miracles mêmes ; par exemple, si Dieu avait pris la résolution de donner sa grâce immédiatement ou de faire une autre action de cette nature toutes les fois qu’un certain cas arriverait, cette action ne laisserait pas d’être un miracle, quoique ordinaire. J’avoue que les auteurs des causes occasionnelles pourront donner une autre définition du terme, mais il semble que suivant l’usage le miracle diffère intérieurement et par la substance de l’acte d’une action commune, et non pas par un accident extérieur de la fréquente répétition ; et qu’à proprement parler Dieu fait un miracle, lorsqu’il fait une chose qui surpasse les forces qu’il a données aux créatures et qu’il y conserve. Par exemple, si Dieu faisait qu’un corps étant mis en mouvement circulaire, par le moyen d’une fronde, continuât d’aller librement en ligne circulaire, quand il serait délivré de la fronde, sans être poussé ou retenu par quoi que ce soit, ce serait un miracle, car, selon les lois de la nature, il devrait continuer en ligne droite par la tangente ; et si Dieu décernait que cela devrait toujours arriver, il ferait des miracles naturels, ce mouvement ne pouvant point être expliqué par quelque chose de plus simple. Ainsi de même il faut dire que, si la continuation du mouvement surpasse la force des corps, il faudra dire, suivant la notion reçue, que la continuation du mouvement est un vrai miracle, au lieu que je crois que la substance corporelle a la force de continuer ses changements suivant les lois que Dieu a mises dans sa nature et qu’il y conserve. Et afin de me mieux faire entendre, je crois que les actions des esprits ne changent rien du tout dans la nature des corps, ni les corps dans celle des esprits, et même que Dieu n’y change rien à leur occasion, que lorsqu’il fait un miracle ; et les choses à mon avis sont tellement concertées que jamais esprit ne veut rien efficacement, que lorsque le corps est près de le faire en vertu de ses propres lois et forces ; au lieu que selon les auteurs des causes occasionnelles Dieu change les lois des corps à l’occasion de l’âme et vice versa. C’est là la différence essentielle entre nos sentiments. Ainsi on ne doit pas être en peine, selon moi, comment l’âme peut donner quelque mouvement ou quelque nouvelle détermination aux esprits animaux, puisqu’en effet elle ne leur en donne jamais d’autant qu’il y a nulle proportion entre un esprit et un corps, et qu’il n’y a rien qui puisse déterminer quel degré de vitesse un esprit donnera à un corps, pas même quel degré de vitesse Dieu voudrait donner au corps à l’occasion de l’esprit suivant une loi certaine ; la même difficulté se trouvant à l’égard de l’hypothèse des causes occasionnelles, qu’il y a à l’égard de l’hypothèse d’une influence réelle de l’âme sur le corps et vice versa, en ce qu’on ne voit point de connexion ou fondement d’aucune règle. Et si l’on veut dire, comme il semble que M.  Descartes l’entend, que l’âme, ou Dieu à son occasion, change seulement la direction ou détermination du mouvement, et non la force qui est dans les corps, ne lui paraissant pas probable que Dieu viole à tout moment à l’occasion de…[1] les volontés des esprits, cette loi générale de la nature, que la même force doit subsister ; je réponds qu’il sera encore assez difficile d’expliquer quelle connexion il peut y avoir entre les pensées de l’âme et les côtés ou angles de la direction des corps, et de plus qu’il y a encore dans la nature une autre loi générale, dont M.  Descartes ne s’est point aperçu, qui n’est pas moins considérable, savoir, que la même détermination ou direction en somme doit toujours subsister ; car je trouve que, si on menait quelque ligne droite que ce soit, par exemple d’orient en occident par un point donné, et si on calculait toutes les directions de tous les corps du monde autant qu’ils avancent ou reculent dans les lignes parallèles à cette ligne, la différence entre les sommes des quantités de toutes les directions orientales et de toutes les directions occidentales se trouverait toujours la même, tant entre certains corps particuliers, si on suppose qu’ils ont seuls commerce entre eux maintenant, qu’à l’égard de tout l’univers, où la différence est toujours nulle, tout étant parfaitement balance et les directions orientales et occidentales étant parfaitement égales dans l’univers ; et si Dieu fait quelque chose contre cette règle, c’est un miracle.

Il est donc infiniment plus raisonnable et plus digne de Dieu, de supposer qu’il a créé d’abord en telle façon la machine du monde, que sans violer à tout moment les deux grandes lois de la nature, savoir celle de la force et de la direction, et plutôt en les suivant parfaitement (excepté le cas des miracles), il arrive justement que les ressorts des corps soient prêts à jouer d’eux-mêmes, comme il faut, dans le moment que l’âme a une volonté ou pensée convenable qu’elle aussi bien n’a eues que conformément aux précédents états des corps, et qu’ainsi l’union de l’âme avec la machine du corps et les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que toute autre hypothèse ; on ne saurait disconvenir que celle-ci ne soit au moins possible, et que Dieu ne soit assez grand artisan pour la pouvoir exécuter, après quoi on jugera aisément que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple et la plus intelligible, et retranche tout d’un coup toutes les difficultés, pour ne rien dire des actions criminelles, ou il paraît plus raisonnable de ne faire concourir Dieu que par la seule conservation des forces créées.

Enfin, pour me servir d’une comparaison, je dirai qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voient et même ne s’entendent point, qui peuvent néanmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre eux. Il se pourrait même faire que quelqu’un étant du côté de l’un de ces deux chœurs jugeât par l’un ce que fait l’autre, et en prit une telle habitude (particulièrement si on supposait qu’il pût entendre le sien sans le voir, et voir l’autre sans l’entendre), que son imagination y suppléant, il ne pensât plus au chœur où il est, mais à l’autre, ou ne prît le sien que pour un écho de l’autre, n’attribuant à celui où il est que certains intermèdes, dans lesquels quelques règles de symphonie par lesquelles il juge de l’autre ne paraissent point ; ou bien attribuant au sien certains mouvements qu’il fait faire de son côté suivant certains desseins qu’il croit être imités par les autres, 51 cause du rapport à cela qu’il trouve dans la sorte de la mélodie, ne sachant point que ceux qui sont de l’autre côté font encore en cela quelque chose de répondant suivant leurs propres desseins.

Cependant je ne désapprouve nullement qu’on dise les esprits causes occasionnelles et même réelles en quelque façon de quelques mouvements des corps, car, à l’égard des résolutions divines, ce que Dieu a prévu et préétabli à l’égard des esprits a été une occasion qui l’a fait régler ainsi les corps d’abord, afin qu’ils conspirassent entre eux suivant les lois et forces qu’il leur donnerait, et comme l’état de l’un est une suite immanquable, quoique souvent contingente et même libre ; de l’autre, on peut dire que Dieu fait qu’il y a une connexion réelle en vertu de cette notion générale des substances, qui porte qu’elles s’entr’expriment parfaitement toutes, mais cette connexion n’est pas immédiate, n’étant fondée que sur ce que Dieu a fait en les créant.

Si l’opinion que j’ai, que la substance demande une véritable unité, n’était fondée qué sur une définition que j’aurais forgée contre l’usage commun, ce ne serait qu’une dispute des mots, mais outre que les philosophes ordinaires ont pris ce terme et peu près de la même façon distinguendo unum par se et unum per accidens, formamque substantialem et accidentalem, mixta imperfecta et perfecta, naturalia et artificialia ; je prends les choses de bien plus haut, et laissant là des termes : je crois que là, où il n’y a que des êtres par agrégation, il n’y aura pas même des êtres réels ; car tout être par agrégation suppose des êtres doués d’une véritable unité, parce qu’il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est composé, de sorte qu’il n’en aura point du tout, si chaque être dont il est composé est encore un être par agrégation, ou il faut encore chercher un autre fondement de sa réalité, qui de cette manière s’il faut toujours continuer de chercher ne se peut trouver jamais. J’accorde, Monsieur, que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines (qui souvent sont animées), mais je n’accorde pas qu’il n’y ait que des agrégés de substances, et s’il y a des agrégés de substances, il faut bien qu’il y ait aussi des véritables substances dont tous les agrégés résultent. Il faut donc venir nécessairement ou aux points de mathématique dont quelques auteurs composent l’étendue, ou aux atomes d’Épicure et de M.  Cordemoy (qui sont des choses que vous rejeter avec moi), ou bien il faut avouer qu’on ne trouve nulle réalité dans les corps, ou enfin il y faut reconnaître quelques substances qui aient une véritable unité. J’ai déjà dit dans une autre lettre que le composé des diamants du Grand-Duc et du Grand-Mogol se peut appeler une paire de diamants, mais ce n’est qu’un être de raison, et quand on les approchera l’un de l’autre, ce sera un être d’imagination ou perception, c’est-à-dire un phénomène ; car l’attouchement, le mouvement commun, le concours à un même dessein ne changent rien à l’unité substantielle. Il est vrai qu’il y a tantôt plus, tantôt moins de fondement de supposer comme si plusieurs choses faisaient une seule, selon que ces choses ont plus de connexion, mais cela ne sert qu’à abréger nos pensées et à représenter les phénomènes.

Il semble aussi que ce qui fait l’essence d’un être par agrégation n’est qu’une manière d’être de ceux dont-il est composé, par exemple ce qui fait l’essence d’une armée n’est qu’une manière d’être des hommes qui la composent. Cette manière d’être suppose donc une substance, dont l’essence ne soit pas une manière d’être d’une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans des véritables unités. Pour trancher court je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent, savoir que ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l’un et l’être sont des choses réciproques. Autre chose est l’être, autre chose est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n’y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? J’ai donc cru qu’il me serait permis de distinguer les êtres d’agrégation des substances ; puisque ces êtres n’ont leur unité que dans notre esprit, qui se fonde sur les rapports ou modes des véritables substances. Si une machine est une substance, un cercle d’hommes qui se prennent par les mains le sera aussi, et puis une armée, et enfin toute une multitude de substances.

Je ne dis pas qu’il n’y a rien de substantiel ou rien que d’apparent dans les choses qui iront pas une véritable unité, car j’accorde qu’ils ont toujours autant de réalité ou de substantialité, qu’il y a de véritable unité dans ce qui entre dans leur composition.

Vous objectez, Monsieur, qu’il pourra être de l’essence du corps de n’avoir pas une vraie unité, mais il sera donc de l’essence du corps d’être un phénomène, dépourvu de toute réalité, comme serait un songe réglé, car les phénomènes mêmes comme l’arc-en-ciel ou comme un tas de pierres seraient tout à fait imaginaires s’ils n’étaient composés d’êtres qui ont une véritable unité.

Vous dites de ne pas voir ce qui me porte à admettre ces formes substantielles ou plutôt ces substances corporelles douées d’une véritable unité ; mais c’est parce que je ne conçois nulle réalité sans une véritable unité. Et chez moi la notion de la substance singulière enveloppe des suites incompatibles avec un être par agrégation ; je conçois des propriétés dans la substance qui ne sauraient être expliquées par l’étendue, la figure et le mouvement, outre qu’il n’y a aucune figure exacte et arrêtée dans les corps, à cause de la subdivision actuelle du continu à l’infini ; et que le mouvement, en tant qu’il n’est qu’une modification de l’étendue et changement de voisinage, enveloppe quelque chose d’imaginaire en sorte qu’on ne saurait déterminer à quel sujet il appartient parmi ceux qui changent, si on n’a recours à la force qui est cause du mouvement, et qui est dans la substance corporelle. J’avoue qu’on n’a pas besoin de faire mention de ces substances et qualités pour expliquer les phénomènes particuliers, mais on n’y a pas besoin non plus d’examiner le concours de Dieu, la composition du continu, le plein et mille autres choses. On peut expliquer machinalement, je l’avoue, les particularités de la nature, mais c’est après avoir reconnu ou supposé les principes de la mécanique même, qu’on ne saurait établir à priori que par des raisonnements de métaphysique, et même les difficultés de compositione continui ne se résoudront jamais, tant qu’on considérera l’étendue comme faisant la substance des corps, et nous nous embarrassons de nos propres chimères.

Je crois aussi que de vouloir renferment dans l’homme presque seul la véritable unité ou substance, c’est être aussi borné en métaphysique que l’étaient en physique ceux qui enfermaient le monde dans une boule. Et les substances véritables étant autant d’expressions de tout l’univers pris dans un certain sens, et autant de réplications des œuvres divines, il est conforme la grandeur et à la beauté des ouvrages de Dieu, puisque ces substances ne s’entr’empêchent pas, d’en faire dans cet univers autant qu’il se peut et autant que des raisons supérieures permettent. La supposition de l’étendue toute nue détruit toute cette merveilleuse variété ; la masse seule (s’il était possible de la concevoir) est autant au-dessous d’une substance qui est perceptive et représentation de tout l’univers suivant son point de vue et suivant les impressions (ou plutôt rapports) que son corps reçoit médiatement ou immédiatement de tous les autres, qu’un cadavre est au-dessous d’un animal, ou plutôt qu’une machine est au-dessous d’un homme. C’est même par là que les traits de l’avenir sont formés par avance et que les traces du passé se conservent pour toujours dans chaque chose et que la cause et l’effet s’entrepriment exactement jusqu’au détail de la moindre circonstance, quoique tout effet dépende d’une infinité de causes, et que toute cause ait une infinité d’effets ; ce qu’il ne serait pas possible d’obtenir, si l’essence du corps consistait dans une certaine figure, mouvement ou modification d’étendue, qui fût déterminée. Aussi dans la nature il n’y en a point ; tout est indéfini à la rigueur à l’égard de l’étendue, et ce que nous en attribuons aux corps ne sont que des phénomènes et des abstractions ; ce qui fait voir combien on se trompe en ces matières faute d’avoir fait ces réflexions si nécessaires pour reconnaître les véritables principes et pour avoir une juste idée de l’univers. Et il me semble qu’il y a autant de préjudice à ne pas entrer dans cette idée si raisonnable, qu’il y en a à ne pas reconnaître la grandeur du monde, la subdivision à l’infini et les explications machinales de la nature. On se trompe autant de concevoir l’étendue comme une notion primitive sans concevoir la véritable notion de la substance et de l’action, qu’on se trompait autrefois en se contentant de considérer les formes substantielles en gros sans entrer dans le détail des modifications de l’étendue.

La multitude des âmes (à qui je n’attribue pas pour cela toujours la volupté ou la douleur) ne doit pas nous faire de peine, non plus que celle des atomes des gassendistes, qui sont aussi indestructibles que ces âmes. Au contraire, c’est une perfection de la nature d’en avoir beaucoup, une âme ou bien une substance animée étant infiniment plus parfaite qu’un atome, qui est sans aucune variété ou subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un monde de diversités dans une véritable unité. Or, l’expérience favorise cette multitude des choses animées. On trouve qu’il y a une quantité prodigieuse d’animaux dans une goutte d’eau imbue de poivre ; et on en peut faire mourir des millions tout d’un coup, et tant les grenouilles des Égyptiens que les cailles des Israélites dont vous parlez, Monsieur, n’y approchent point. Or, si ces animaux ont des âmes, il faudra dire de leurs âmes ce qu’on peut dire probablement des animaux mêmes, savoir, qu’ils ont déjà été vivants dès la création du monde, et le seront jusqu’à sa fin, et que, la génération n’étant apparemment qu’un changement consistant dans l’accroissement, la mort ne sera qu’un changement de diminution, qui fait rentrer cet animal dans l’enfoncement d’un monde et de petites créatures, où il a des perceptions plus bornées, jusqu’à ce que l’ordre l’appelle peut-être à retourner sur le théâtre. Les Anciens se sont trompés d’introduire les transmigrations des âmes au lieu des transformations d’un même animal qui garde toujours la même âme ; ils ont mis metempsychoses pro metaschematismis. Mais les esprits ne sont pas soumis à ces révolutions, ou bien il faut que ces révolutions des corps servent à l’économie divine par rapport aux esprits. Dieu les crée quand il est temps et les détache du corps (au moins du corps grossier), par la mort, puisqu’ils doivent toujours garder leurs qualités morales et leur réminiscence pour être citoyens perpétuels de cette république universelle toute parfaite, dont Dieu est le monarque, laquelle ne saurait perdre aucun de ses membres, et dont les lois sont supérieures à celles des corps. J’avoue que le corps à part, sans l’âme, n’a qu’une unité d’agrégation, mais la réalité qui lui reste provient des parties qui le composent et qui retiennent leur unité substantielle à cause des corps vivants qui y sont enveloppes sans nombre.

Cependant, quoiqu’il se puisse qu’une âme ait un corps composé de parties animées par des âmes à part, l’âme ou forme du tout n’est pas pour cela composée des âmes ou formes des parties. Pour ce qui est d’un insecte qu’on coupe, il n’est pas nécessaire que les deux parties demeurent animées, quoiqu’il leur reste quelque mouvement. Au moins l’âme de l’insecte entier ne demeurera que d’un seul côté, et comme dans la formation et dans l’accroissement de l’insecte l’âme y était dès le commencement dans une certaine partie déjà vivante, elle restera aussi, après la destruction de l’insecte, dans une certaine partie encore vivante, qui sera toujours aussi petite qu’il le faut, pour être à couvert de l’action de celui qui déchire ou dissipe le corps de cet insecte, sans qu’il soit besoin de s’imaginer avec les Juifs un petit os d’une dureté insurmontable, où l’âme se sauve.

Je demeure d’accord qu’il y a des degrés de l’unité accidentelle, qu’une société réglée a plus d’unité qu’une cohue confuse, et qu’un corps organisé ou bien une machine a plus d’unité qu’une société, c’est-à-dire il est plus à propos de les concevoir comme une seule chose, parce qu’il y a plus de rapports entre les ingrédients ; mais, enfin, toutes ces unités ne reçoivent leur accomplissement que des pensées et apparences, comme les couleurs et les autres phénomènes qu’on ne laisse pas d’appeler réels. La tangibilité d’un tas de pierres ou bloc de marbre ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que la visibilité d’un arc-en-ciel ne prouve la sienne, et comme rien n’est si solide qu’il n’ait un degré de fluidité, peut-être que ce bloc de marbre n’est qu’un tas d’une infinité de corps vivants ou comme un lac plein de poissons, quoique ces animaux ordinairement ne se distinguent à l’œil que dans les corps demi-pourris ; on peut donc dire de ces composés et choses semblables ce que Démocrite en disait fort bien, savoir, esse opinione, lege, νόμω. Et Platon est dans le même sentiment à l’égard de tout ce qui est purement matériel. Notre esprit remarque ou conçoit quelques substances véritables qui ont certains modes, ces modes enveloppent des rapports à d’autres substances d’où l’esprit prend occasion de les joindre ensemble dans la pensée et de mettre un nom en ligne de compte pour toutes ces choses ensemble, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais il ne faut pas s’en laisser tromper pour en faire autant de substances ou êtres véritablement réels ; cela n’appartient qu’à ceux qui s’arrêtent aux apparences, ou bien il ceux qui font des réalités de toutes les abstractions de l’esprit, et qui conçoivent le nombre, le temps, le lieu, le mouvement, la figure, les qualités sensibles comme autant d’êtres à part. Au lieu que je tiens qu’on ne saurait mieux rétablir la philosophie et la réduire à quelque chose de précis, que de reconnaître les seules substances ou êtres accomplis, doués d’une véritable unité avec leurs différents états qui s’entresuivent ; tout le reste n’étant que des phénomènes, des abstractions ou des rapports.

On ne trouvera jamais rien de réglé pour faire une substance véritable de plusieurs êtres par agrégation ; par exemple, si les parties qui conspirent à un même dessein sont plus propres à composer une véritable substance que celles qui se touchent, tous les officiers de la compagnie des Indes de Hollande feront une substance réelle, bien mieux qu’un tas de pierres ; mais le dessein commun, qu’est-il autre chose qu’une ressemblance, ou bien un ordre d’actions et passions que notre esprit remarque dans des choses différentes ? Que si l’on veut préférer l’unité d’attouchement, on trouvera d’autres difficultés. Les corps fermes n’ont peut-être leurs parties unies que par la pression des corps environnants, et d’eux-mêmes, et en leur substance, ils n’ont pas plus d’union qu’un monceau de sable, arena sine calce. Plusieurs anneaux entrelacés pour faire une chaîne, pourquoi composeront-ils plutôt une substance véritable, que s’ils avaient des ouvertures pour se pouvoir quitter l’un l’autre ?
Il se peut que pas une des parties de la chaîne ne touche l’autre et même ne l’enferme point et que néanmoins elles soient tellement entrelacées, qu’à moins de se prendre d’une certaine manière, on ne les saurait séparer, comme dans la figure ci-jointe ; dira-t-on, en ce cas, que la substance du composé de ces choses est comme en suspens et dépend de l’adresse future de celui qui les voudra déjoindre ? Fictions de l’esprit partout, et tant qu’on ne discernera point ce qui est véritablement un être accompli, ou bien une substance, on n’aura rien à quoi on se puisse arrêter, et c’est là l’unique moyen d’établir des principes solides et réels. Pour conclusion, rien ne se doit assurer sans fondement ; c’est donc à ceux qui font des êtres et des substances sans une véritable unité de prouver qu’il y a plus de réalité que ce que nous venons de dire, et j’attends la notion d’une substance ou d’un être qui puisse comprendre toutes ces choses, après quoi et les parties et peut-être encore les songes y pourront un jour prétendre, à moins qu’on ne donne des limites bien précises à ce droit de bourgeoisie qu’on veut accorder aux êtres formés par agrégation.

Je me suis étendu sur ces matières, afin que vous puissiez juger non seulement de mes sentiments, mais encore des raisons qui m’ont obligé de les suivre, que je soumets à votre jugement, dont je connais l’équité et l’exactitude. J’y soumets aussi ce que vous aurez trouvé dans les Nouvelles de la République des lettres, pour servir de réponse à M.  l’abbé Catelan, que je crois habile homme, après ce que vous en dites ; mais ce qu’il a écrit contre M.  Huygens et contre moi fait voir qu’il va un peu vite. Nous verrons comment il en usera maintenant.

Je suis ravi d’apprendre le bon état de votre santé, et en souhaite la continuation avec tout le zèle et de toute la passion qui fait que je suis,

Monsieur,
Votre, etc.

P. S. Je réserve, pour une autre fois, quelques autres matières que vous avez touchées dans votre lettre.

  1. Illisible.