Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/21

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz à Arnauld
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 593-609).

Leibniz à Arnauld

Monsieur,

Comme je ferai toujours grand cas de votre jugement, lorsque vous pouvez vous instruire de ce dont il s’agit, je veux faire ici un effort, pour tâcher d’obtenir que les positions que je tiens importantes et presque assurées vous paraissent, sinon certaines, au moins soutenables. Car il ne me semble pas difficile de répondre aux doutes qui vous restent, et qui, à mon avis, ne viennent que de ce qu’une personne prévenue et distraite d’ailleurs, quelque habile qu’elle soit, a bien de la peine à entrer d’abord dans une pensée nouvelle, sur une matière abstraite des sens, où ni figures, ni modèles, ni imaginations nous peuvent secourir.

J’avais dit que l’âme exprimant naturellement tout l’univers en certain sens, et selon le rapport que les autres corps ont au sien, et par conséquent exprimant plus immédiatement ce qui appartient aux parties de son corps, doit, en vertu des lois du rapport qui lui sont essentielles, exprimer particulièrement quelques mouvements extraordinaires des parties de son corps ; ce qui arrive lorsqu’elle en sent la douleur. À quoi vous répondez que vous n’avez point d’idée claire de ce que j’entends par le mot d’exprimer ; si j’entends par là une pensée, vous ne demeurez pas d’accord que l’âme a plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que des satellites de Saturne : mais si j’entends quelque autre chose, vous ne savez (dites-vous) ce que c’est, et par conséquent (supposé que je ne puisse point l’expliquer distinctement) ce terme ne servira de rien pour faire connaître comment l’âme peut se donner le sentiment de la douleur, puisqu’il faudrait pour cela (à ce que vous voulez) qu’elle connût déjà qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent. Pour répondre à cela, j’expliquerai ce terme que vous jugez obscur, et je l’appliquerai à la difficulté que vous avez faite. Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral. L’expression est commune à toutes les formes, et c’est un genre dont la perception naturelle, le sentiment animal et la connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception naturelle et dans le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et matériel, et se trouve divisé en plusieurs êtres, soit exprimé ou représenté dans un seul être indivisible, ou dans la substance qui est douée d’une véritable unité. On ne peut point douter de la possibilité d’une telle représentation de plusieurs choses dans une seule, puisque notre âme nous en fournit un exemple. Mais cette représentation est accompagnée de conscience dans l’âme raisonnable, et c’est alors qu’on l’appelle pensée. Or, cette expression arrive par tout, parce que toutes les substances sympathisant avec toutes les autres et reçoivent quelque changement proportionnel, répondant au moindre changement qui arrive dans tout l’univers, quoique ce changement soit plus ou moins notable, ai mesure que les autres corps ou leurs actions ont plus ou moins de rapport au nôtre. C’est de quoi, je crois, que M. Descartes serait demeuré d’accord lui-même, car il accorderait sans doute qu’à cause de la continuité et divisibilité de toute la matière le moindre mouvement étend son effet sur les corps voisins, et par conséquent de voisin à voisin à l’infini, mais diminué à la proportion ; ainsi notre corps doit être affecté en quelque sorte par les changements de tous les autres. Or, à tous les mouvements de notre corps répondent certaines perceptions ou pensées plus ou moins confuses de notre âme, donc l’âme aussi aura quelque pensée de tous les mouvements de l’univers, et selon moi toute autre âme ou substance en aura quelque perception ou expression. Il est vrai que nous ne nous apercevons pas distinctement de tous les mouvements de notre corps, comme par exemple de celui de la lymphe, mais (pour me servir d’un exemple que j’ai déjà employé) c’est comme il faut bien que j’aie quelque perception du mouvement de chaque vague du rivage, afin de me pouvoir apercevoir de ce qui résulte de leur assemblage, savoir de ce grand bruit qu’on entend proche de la mer ; ainsi nous sentons aussi quelque résultat confits de tous les mouvements qui se passent en nous ; mais, étant accoutumés à ce mouvement interne, nous ne nous en apercevons distinctement et avec réflexion que lorsqu’il y a une altération considérable, comme dans les commencements des maladies. Et il serait à souhaiter que les médecins s’attachassent à distinguer plus exactement ces sortes de sentiments confus que nous avons dans notre corps. Or, puisque nous ne nous apercevons des autres corps que par le rapport qu’ils ont au nôtre, j’ai eu raison de dire que l’âme exprime mieux ce qui appartient à notre corps ; aussi ne connaît-on les satellites de Saturne ou de Jupiter que suivant un mouvement qui se fait dans nos yeux. Je crois qu’en tout ceci un cartésien sera de mon sentiment, excepté que je suppose qu’il y a à l’entour de nous d’autres âmes que la nôtre, à qui j’attribue une expression ou perception inférieure à la pensée, au lieu que les cartésiens refusent le sentiment aux bêtes et n’admettent point de forme substantielle hors de l’homme ; ce qui ne fait rien à la question que nous traitons ici de la cause de la douleur. Il s’agit donc maintenant de savoir comment l’âme s’aperçoit des mouvements de son corps, puisqu’on ne voit pas moyen d’expliquer par quels canaux l’action d’une masse étendue passe sur un être indivisible. Les cartésiens ordinaires avouent de ne pouvoir rendre raison de cette union ; les auteurs de l’hypothèse des causes occasionnelles croient que c’est nodus vindice dignus, cui Deus ex machina intervenire debeat ; pour moi, je l’explique d’une manière naturelle. Par la notion de la substance ou de l’être accompli en général, qui porte que toujours son état présent est une suite naturelle de son état précédent, il s’ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conséquent de toute âme est d’exprimer l’univers, elle a été d’abord créée de telle sorte qu’en vertu des propres lois de sa nature il lui doit arriver de s’accorder avec ce qui se passe dans les corps, et particulièrement dans le sien ; il ne faut donc pas s’étonner qu’il lui appartient de se représenter la piqûre, lorsqu’elle arrive à son corps. Et pour achever de m’expliquer sur cette matière, soient :


État des corps au moment A État de l’âme au moment A
État des corps au moment
suivant B [piqûre].
État de l’âme au moment B
 [douleur].

Comme donc l’état des corps au moment B suit de l’état des corps au moment A, de même B état de l’âme est une suite d’A, état précédent de la même âme, suivant la notion de la substance en général. Or, les états de l’âme sont naturellement et essentiellement des expressions des états répondants du monde, et particulièrement des corps qui leur sont alors propres ; donc, puisque la piqûre fait une partie de l’état du corps au moment B, la représentation ou expression de la piqûre, qui est la douleur, fera aussi une partie de l’âme au moment B ; car, comme un mouvement suit d’un autre mouvement, de même une représentation suit d’une autre représentation dans une substance dont la nature est d’être représentative. Ainsi il faut bien que l’âme s’aperçoive de la piqûre, lorsque les lois du rapport demandent qu’elle exprime plus distinctement un changement plus notable des parties de son corps. Il est vrai que l’âme ne s’aperçoit pas toujours distinctement des causes de la piqûre et de sa douleur future, lorsqu’elles sont encore cachées dans la représentation de l’état A, comme lorsqu’on dort ou qu’autrement on ne voit pas approcher l’épingle, mais c’est parce que les mouvements de l’épingle font trop peu d’impression alors, et quoique nous soyons déjà affectés en quelque sorte de tous ces mouvements et les représentations dans notre âme, et qu’ainsi nous ayons en nous la représentation ou expression des causes de la piqûre, et par conséquent la cause de la représentation de la même piqûre, c’est-à-dire la cause de la douleur ; nous ne les saurions démêler de tant d’autres pensées et mouvements que lorsqu’ils deviennent considérables. Notre âme ne fait réflexion que sur les phénomènes plus singuliers, qui se distinguent des autres ; ne pensant distinctement à aucuns, lorsqu’elle pense également à tous. Après cela, je ne saurais deviner en quoi on puisse trouver la moindre ombre de difficulté, à moins que de nier que Dieu puisse créer des substances qui soient d’abord faites en sorte qu’il leur arrive en vertu de leur propre nature de s’accorder dans la suite avec les phénomènes de tous les autres. Or, il n’y a point d’apparence de nier cette possibilité, et puisque nous voyons que des mathématiciens représentent les mouvements des cieux dans une machine (comme lorsque

Jura poli rerumque fidem legesque deorum
Cuncta Syracusius transtulit arte sencex
,
ce que nous pouvons bien mieux faire aujourd’hui qu’Archimède ne pouvait de son temps), pourquoi Dieu, qui les surpasse infiniment, ne pourrait-il pas d’abord créer des substances représentatives en sorte qu’elles expriment par leurs propres lois, suivant le changement naturel de leurs pensées ou représentations, tout ce qui doit arriver à tout corps, ce qui me paraît non seulement facile à concevoir, mais encore digne de Dieu et de la beauté de l’univers, et en quelque façon nécessaire, toutes les substances devant avoir une harmonie et liaison entre elles, et toutes devant exprimer en elles le même univers, et la cause universelle qui est la volonté de leur créateur, et les décrets ou lois qu’il a établies pour faire qu’elles s’accommodent entre elles le mieux qu’il se peut. Aussi cette correspondance mutuelle des différentes substances (qui ne sauraient agir l’une sur l’autre à parler dans la rigueur métaphysique, et s’accordent néanmoins comme si l’une agissait sur l’autre) est une des plus fortes preuves de l’existence de Dieu ou d’une cause commune que chaque effet doit toujours exprimer suivant son point de vue et sa capacité. Autrement, les phénomènes des esprits différents ne s’entraccorderaient point, et il y aurait autant de systèmes que de substances ; ou bien ce serait un pur hasard, s’ils s’accordaient quelquefois. Toute la notion que nous avons du temps et de l’espace est fondée sur cet accord ; mais je n’aurais jamais fait, si je devais expliquer à fond tout ce qui est lié avec notre sujet. Cependant j’ai mieux aimé d’être prolixe que de ne me pas exprimer assez.

Pour passer à vos autres doutes, crois maintenant que vous verrez, Monsieur, comment je l’entends, quand je dis qu’une substance corporelle se donne son mouvement elle-même, ou plutôt ce qu’il y a de réel dans le mouvement à chaque moment, c’est-à-dire la force dérivative, dont il est une suite ; puisque tout état précédent d’une substance est une suite de son état précédent. Il est vrai qu’un corps qui n’a point de mouvement ne s’en peut pas donner ; mais je tiens qu’il n’y a point de tel corps. Vous me direz que Dieu peut réduire un corps à l’état d’un parfait repos, mais je réponds que Dieu le peut aussi réduire à rien, et que ce corps destitué d’action et de passion n’a garde de renfermer une substance, ou au moins il suffit que je déclare que si jamais Dieu réduit quelque corps à un parfait repos, ce qui ne se saurait faire que par miracle, il faudra un nouveau miracle pour lui rendre quelque mouvement. Vous voyez aussi que mon opinion confirme plutôt qu’elle ne détruit la preuve du premier moteur. Il faut toujours rendre raison du commencement du mouvement et de ses lois et de l’accord des mouvements entre eux ; ce qu’on ne saurait faire sans recourir à Dieu. Au reste, ma main se remue non pas à cause que je le veux, car j’ai beau vouloir qu’une montagne se remue, si je n’ai une foi miraculeuse, il ne s’en fera rien ; mais parce que je ne le pourrais vouloir avec succès, si ce n’était justement dans le moment que les ressorts de la main se vont débander comme il faut pour cet effet ; ce qui se fait d’autant plus que mes passions s’accordent avec les mouvements de mon corps. L’un accompagne toujours l’autre en vertu de la correspondance établie ci-dessus, mais chacun a sa cause immédiate chez soi.

Je viens à l’article des formes ou âmes que je tiens indivisibles et indestructibles. Je ne suis pas le premier de cette opinion. Parménide (dont Platon parle avec vénération), aussi bien que Melisse, a soutenu qu’il n’y avait point de génération ni corruption qu’en apparence ; Aristote le témoigne, livre III, du ciel, chap. ii. Et l’auteur du Ier livre De diœta, qu’on attribue à Hippocrate, dit expressément qu’un animal ne saurait être engendré tout de nouveau, ni détruit tout à fait. Albert le Grand et Jean Bacon semblent avoir cru que les formes substantielles étaient déjà cachées dans la matière de sont temps ; Fernel les fait descendre du Ciel, pour ne rien dire de ceux qui les détachent de l’âme du monde. Ils ont tous vu une partie de la vérité, mais ils ne l’ont point développée ; plusieurs ont cru la transmigration, d’autres la traduction des âmes, au lieu de s’aviser de la transmigration et transformation d’un animal déjà formé. D’autres, ne pouvant expliquer autrement l’origine des formes, ont accordé qu’elles commencent par une véritable création, et au lieu que je n’admets cette création dans la suite des temps qu’à l’égard de l’âme raisonnable, et tiens que toutes les formes qui ne pensent point ont été créées avec le monde, ils croient que cette création arrive tous les jours quand le moindre vers est engendré. Philopon, ancien interprète d’Aristote, dans son livre contre Proclus, et Gabriel Biel semblent avoir été de cette opinion. Il me semble que saint Thomas tient l’âme des bêtes pour indivisible. Et nos cartésiens vont bien plus loin, puisqu’ils soutiennent que toute âme et forme substantielle véritable doit être indestructible et ingénérable. C’est pour cela qu’ils la refusent aux bêtes, bien que M. Descartes, dans une lettre à M. Morus, témoigne de ne vouloir pas assurer qu’elles n’en ont point. Et puisqu’on ne se formalisé point de ceux qui introduisent des atomes toujours subsistants, pourquoi trouvera-t-on étrange qu’on dise autant des âmes à qui l’indivisibilité convient par leur nature, d’autant qu’en joignant le sentiment des cartésiens touchant la substance et l’âme avec celui de toute la terre touchant l’âme des bêtes, cela s’ensuit nécessairement. Il sera difficile d’arracher au genre humain cette opinion reçue toujours et partout, et catholique s’il en fût jamais, que les bêtes ont du sentiment. Or, supposant qu’elle est véritable, ce que je tiens touchant ces âmes n’est pas seulement nécessaire suivant les cartésiens, mais encore important pour la morale et la religion, afin de détruire une opinion dangereuse, pour laquelle plusieurs personnes d’esprit ont du penchant et que les philosophes italiens, sectateurs d’Averroès, avaient répandue dans le monde, savoir que les âmes particulières retournent à l’âme du monde lorsqu’un animal meurt, ce qui répugne à mes démonstrations de la nature de la substance individuelle, et ne saurait être conçu distinctement ; toute substance individuelle devant toujours subsister à part, quand elle a une fois commencé d’être. C’est « pourquoi les vérités que j’avance sont assez importantes, et tous ceux qui reconnaissent les âmes des bêtes les devant approuver, les autres au moins ne les doivent pas trouver étranges.

Mais pour venir à vos doutes sur cette indestructibilité.

1. J’avais soutenu qu’il faut admettre dans les corps quelque chose qui soit véritablement un seul être, la matière ou masse étendue eu elle-même n’étant jamais que plura entia, comme saint Augustin a fort bien remarqué après Platon. Or, j’infère qu’il n’y a pas plusieurs êtres là où il n’y en a pas un, qui soit véritablement un être, et que toute multitude suppose l’unité. À quoi vous répliquez en plusieurs façons ; mais c’est sans toucher à l’argument en lui-même, qui est hors de prise, en vous servant seulement des objections ad hominem des inconvénients, et en tâchant de faire voir que ce que je dis ne suffit pas à résoudre la difficulté. Et d’abord, vous vous étonnez, Monsieur, comment je puis me servir de cette raison, qui aurait été apparente chez M. Cordemoy qui compose tout d’atomes, mais qui doit être nécessairement fausse selon moi (à ce que vous jugez), puisque, hors les corps animés qui ne font pas la cent mille millième partie des autres, il faut nécessairement que tous les autres soient plua entia, et qu’ainsi la difficulté revient. Mais c’est par la que je vois, Monsieur, que je ne me suis pas encore bien expliqué pour vous faire entrer dans mon hypothèse. Car, outre que je ne me souviens pas d’avoir dit qu’il n’y a point de forme substantielle hors les âmes ; je suis bien éloigné du sentiment, qui dit que les corps animés ne sont qu’une petite partie des autres. Car je crois plutôt que tout est plein de corps animés, et chez moi il y a sans comparaison plus d’âmes qu’il n’y a d’atomes chez M. Cordemoy, qui en fait le nombre fini, au lieu que je tiens que le nombre des âmes, ou au moins des formes, est tout à fait infini, et que la matière étant divisible sans fin, on n’y peut assigner aucune partie si petite où il n’y ait dedans des corps animés, ou au moins doués d’une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu’on se serve si généralement du nom de vie) d’un principe vital, c’est-à-dire des substances corporelles, dont on pourra dire en général de toutes qu’elles sont vivantes.

2. Quant à cette autre difficulté que vous faites, Monsieur, savoir que l’âme jointe à la matière n’en fait pas un être véritablement un, puisque la matière n’est pas véritablement une en elle-même, et que l’âme, En ce que vous jugez, ne lui donne qu’une dénomination extrinsèque, je réponds que c’est la substance animée à qui cette matière appartient, qui est véritablement un être, et la matière prise pour la masse en elle-même n’est qu’un pur phénomène ou apparence bien fondée, comme encore l’espace et le temps. Elle n’a pas même des qualités précises et arrêtées qui la puissent l’aire passer pour un être déterminé, comme j’ai déjà insinué dans ma précédente ; puisque la figure même, qui est de l’essence d’une masse étendue terminée, n’est jamais exacte et déterminée à la rigueur dans la nature, à cause de la division actuelle à l’infini des parties de la matière. Il n’y a jamais ni globe sans inégalités, ni droite sans courbures entremêlées, ni courbe d’une certaine nature finie, sans mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme dans les grandes, ce qui fait que la figure, bien loin d’être constitutive des corps, n’est pas seulement une qualité entièrement réelle et déterminée hors de la pensée, et on ne pourra jamais assigner ai quelque corps une certaine surface précise, comme ou pourrait faire s’il y avait des atomes. Et je puis dire la même chose de la grandeur et du mouvement, savoir, que ces qualités ou prédicats tiennent du phénomène comme les couleurs et les sens, et, quoiqu’ils enferment plus de connaissance distincte, ils ne peuvent pas soutenir non plus la dernière analyse, et par conséquent la masse étendue considérée sans les entéléchies, ne consistant qu’en ces qualités, n’est pas la substance corporelle, mais un phénomène tout pur comme l’arc-en-ciel ; aussi les philosophes ont reconnu que c’est la forme qui donne l’être déterminé à la matière, et ceux qui ne prennent pas garde à cela ne sortiront jamais du labyrinthe de compositione continui, s’ils y entrent une fois. Il n’y a que les substances indivisibles et leurs différents états qui soient absolument réels. C’est ce que Parménide et Platon, et d’autres anciens, ont bien reconnu. Au reste, j’accorde qu’on peut donner le nom d’un à un assemblage de corps inanimés, quoique aucune forme substantielle ne les lie, comme je puis dire : voilà un arc-en-ciel, voilàun troupeau ; mais c’est une unité de phénomène ou de pensée qui ne suffit pas pour ce qu’il y a de réel dans les phénomènes. Que si on prend pour matière de la substance corporelle, non pas la masse sans formes, mais une matière seconde, qui est la multitude des substances dont la masse est celle du corps entier, on peut dire que ces substances sont des parties de cette matière, comme celles qui entrent dans notre corps en font la partie ; car, comme notre corps est la matière, et l’âme est la forme de notre substance, il en est de même des autres substances corporelles. Et je n’y trouve pas plus de difficulté qu’à l’égard de l’homme, où l’on demeure d’accord de tout cela. Les difficultés qu’on se fait en ces matières viennent entre autres qu’on n’a pas communément une notion assez distincte du tout et de la partie, qui dans le fond n’est autre chose qu’un réquisit immédiat du tout, et en quelque façon homogène. Ainsi des parties peuvent constituer un tout, soit qu’il ait ou qu’il n’ait point une unité véritable. Il est vrai que le tout qui a une véritable unité peut demeurer le même individu à la rigueur, bien qu’il perde ou gagne des parties, comme nous expérimentons en nous-mêmes ; ainsi les parties ne sont des réquisits immédiats que pro tempore. Mais si on entendait par le terme de matière quelque chose qui soit toujours essentiel à la même substance, on pourrait, au sens de quelques scolastiques, entendre par là la puissance passive primitive d’une substance, et en ce sens la matière ne serait point étendue ni divisible, bien qu’elle serait le principe de la divisibilité ou de ce qui en revient à la substance. Mais je ne veux pas disputer de l’usage des termes.

3. Vous objectez que je n’admets point de formes substantielles que dans le corps animé (ce que je ne me souviens pourtant pas d’avoir dit) ; or, tous les corps organisés étant plura entia, par conséquent les formes ou âmes, bien loin d’en faire un être, demandent plutôt plusieurs êtres afin que les corps puissent être animés. Je réponds que, supposant qu’il y a une âme ou entéléchie dans les bêtes ou autres substances corporelles, il en faut raisonner en ce point, comme nous raisonnons tous de l’homme, qui est un être doué d’une véritable unité que son âme lui donne, nonobstant que la masse de son corps est divisée en organes, vases, humeurs, esprits ; et que les parties sont pleines sans doute d’une infinité d’autres substances corporelles douées de leurs propres entéléchies. Comme cette troisième objection convient en substance avec la précédente, cette solution y servira aussi.

4. Vous jugez que c’est sans fondement qu’on donne une âme aux bêtes, et vous croyez que, s’il y en avait, elle serait un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, puisque nous ne connaissons que les corps et les esprits, et n’avons aucune idée d’une autre substance. Or de dire qu’une huître pense, qu’un ver pense, c’est ce qu’on a peine à croire. Cette objection regarde également tous ceux qui ne sont pas cartésiens ; mais, outre qu’il faut croire que ce n’est pas tout à fait sans raison que tout le genre humain a toujours donné dans l’opinion qu’il a du sentiment des bêtes, je crois d’avoir fait voir que toute substance est indivisible, et que par conséquent toute substance corporelle doit avoir une âme ou au moins une entéléchie qui ait de l’analogie avec l’âme, puisque autrement les corps ne seraient que des phénomènes.

D’assurer que toute substance qui n’est pas divisible (c’est-à-dire selon moi toute substance en général) est un esprit et doit penser, cela me parait sans comparaison plus hardi et plus destitué de fondement que la conservation des formes. Nous ne connaissons que cinq sens et un certain nombre de métaux, en doit-on conclure qu’il n’y en a point d’autres dans le monde ? Il y a bien plus d’apparence que la nature qui aime la variété a produit d’autres formes que celles qui pensent. Si je puis prouver qu’il n’y a pas d’autres figures du second degré que les sections coniques, c’est parce que j’ai une idée distincte de ces lignes, qui me donne moyen de venir à une exacte division ; mais comme nous n’avons point d’idée distincte de la pensée, et ne pouvons pas démontrer que la notion d’une substance indivisible est la même avec celle d’une substance qui pense, nous n’avons point de sujet de l’assurer. Je demeure d’accord que l’idée que nous avons de la pensée est claire, mais tout ce qui est clair n’est point distinct. Ce n’est que par le sentiment intérieur que nous connaissons la pensée (comme le P. Malebranche a déjà remarqué) ; mais on ne peut connaître par sentiment que les choses qu’on a expérimentées ; et comme nous n’avons pas expérimenté les fonctions des autres formes, il ne faut pas s’étonner que nous n’en avons pas d’idée claire ; car nous n’en devrions point avoir, quand même il serait accordé qu’il y a de ces formes, C’est un abus de vouloir employer les idées confuses, quelque claires qu’elles soient, à prouver que quelque chose ne peut être. Et quand je ne regarde que les idées distinctes, il me semble qu’on peut concevoir que les phénomènes divisibles ou de plusieurs êtres peuvent être exprimés ou représentés dans un seul être indivisible, et cela suffit pour concevoir une perception, sans qu’il soit nécessaire d’attacher la pensée ou la réflexion à cette représentation. Je souhaiterais de pouvoir expliquer les différences ou degrés des autres expressions immatérielles qui sont sans pensée, afin de distinguer les substances corporelles ou vivantes d’avec les animaux, autant qu’on les peut distinguer ; mais je n’ai pas assez inédite là-dessus, ni assez examiné la nature pour pouvoir juger des formes par la comparaison de leurs organes et opérations. M. Malpighi, fondé sur des analogies fort considérables de l’anatomie, a beaucoup de penchant à croire que les plantes peuvent être comprises sous le même genre avec les animaux, et sont des animaux imparfaits.

Il ne reste maintenant que de satisfaire aux inconvénients que vous avez allégués, Monsieur, contre l’indestructibilité des formes substantielles ; et je m’étonne d’abord que vous la trouvez étrange et insoutenable, car, suivant vos propres sentiments, tous ceux qui donnent aux bêtes une âme et du sentiment doivent soutenir cette indestructibilité. Ces inconvénients prétendus ne sont que des préjuges d’imagination qui peuvent arrêter le vulgaire, mais qui ne peuvent rien sur des esprits capables de méditation. Aussi crois-je qu’il sera aisé de vous satisfaire la-dessus. Ceux qui conçoivent qu’il y a quasi une infinité de petits animaux dans la moindre goutte d’eau, comme les expériences de M. Leewenhœck ont fait connaître, et qui ne trouvent pas étrange que la matière soit remplie partout de substances animées, ne trouveront pas étrange non plus qu’il y ait quelque chose d’animé dans les cendres mêmes et que le feu peut transformer un animal et le réduire en petit, au lieu de le détruire entièrement. Ce qu’on peut dire d’une chenille ou ver à soie se peut dire de cent ou de mille ; mais il ne s’ensuit pas que nous devrions voir renaître des vers à soie des cendres. Ce n’est peut-être pas l’ordre de la nature. Je sais que plusieurs assurent que les vertus séminales restent tellement dans les cendres, que les plantes en peuvent renaître, mais je ne veux pas me servir d’expériences douteuses. Si ces petits corps organisés enveloppes par une manière de contraction d’un plus grand qui vient d’être corrompu sont tout à fait (ce semble) hors de la ligne de la génération, ou s’ils peuvent revenir sur le théâtre en leur temps, c’est ce que je ne saurais déterminer. Ce sont la des secrets de la nature, où les hommes doivent reconnaître leur ignorance.

6. Ce et n’est qu’en apparence et suivant l’imagination que la difficulté est plus grande à l’égard des animaux plus grands qu’on voit ne naître que de l’alliance de deux sexes, ce qui apparemment n’est pas moins véritable des moindres insectes. J’ai appris depuis quelque temps que M. Leewenhœck a des sentiments assez approchants des miens, en ce qu’il soutient que même les plus grands animaux naissent par une manière de transformation ; je n’ose ni approuver ni rejeter le détail de son opinion, mais je la tiens très véritable en général, et M. Swammerdam, autre grand observateur et anatomiste, témoigne assez qu’il y avait aussi du penchant, Or les jugements de ces messieurs-là valent ceux de bien d’autres en ces matières. Il est vrai que je ne remarque pas qu’ils aient poussé leur opinion jusqu’à dire que la corruption et la mort elle-même est aussi une transformation à l’égard des vivants destitués d’âme raisonnable, comme je le tiens, mais je crois que, s’ils s’étaient avisés de ce sentiment, ils ne l’auraient pas trouvé absurde, et il n’est rien de si naturel que de croire que ce qui ne commence point ne périt pas non plus. Et quand on reconnaît que toutes les générations ne sont que des augmentations et développements d’un animal déjà formé, on se persuadera aisément que la corruption ou la mort n’est autre chose que la diminution et enveloppement d’un animal qui ne laisse pas de subsister, et demeurer vivant et organisé. Il est vrai qu’il n’est pas si aisé de le rendre croyable par des expériences particulières comme à l’égard de la génération, mais on en voit la raison : c’est parce que la génération avance d’une manière naturelle et peu à peu, ce qui nous donne le loisir de l’observer, mais la mort mène trop en arrière, per saltum, et retourne d’abord à des parties trop petites pour nous, parce qu’elle se fait ordinairement d’une manière trop violente, ce qui nous empêche de nous apercevoir du détail de cette rétrogradation ; cependant le sommeil, qui est une image de la mort, les extases, l’ensevelissement d’un ver à soie dans sa coque, qui peut passer pour une mort, la ressuscitation des mouches noyées avancée par le moyen de quelque poudre sèche dont on les couvre (au lieu qu’elles demeureraient inertes tout de bon, si on les laissait sans secours), et celles des hirondelles qui prennent leurs quartiers d’hiver dans les roseaux et qu’on trouve sans apparence de vie ; les expériences des hommes morts de froid, noyés ou étranglés, qu’on a fait revenir, sur quoi un homme de jugement a fait il n’y a pas longtemps un traité en allemand, où après avoir rapporté des exemples, même de sa connaissance, il exhorte ceux qui se trouvent là où il y a de telles personnes, de faire plus d’efforts que de coutume pour les remettre, et en prescrit la méthode ; toutes ces choses peuvent confirmer mon sentiment que ces états différents ne diffèrent que du plus et du moins, et si on n’a pas le moyen de pratiquer des ressusciterions en d’autres genres de morts, c’est ou qu’on ne sait pas ce qu’il faudrait faire, ou que, quand on le saurait, nos mains, nos instruments et nos remèdes n’y peuvent arriver, surtout quand la dissolution va d’abord à des parties trop petites. Il ne faut donc pas s’arrêter aux notions que le vulgaire peut avoir de la mort ou de la vie, lorsqu’on a et des analogies et, qui plus est, des arguments solides, qui prouvent le contraire. Car je crois avoir assez fait voir qu’il y doit avoir des entéléchies s’il y a des substances corporelles ; et quand on accorde ces entéléchies ou ces âmes, on en doit reconnaître l’ingénérabilité et indestructibilité ; après quoi, il est sans comparaison plus raisonnable de concevoir les transformations des corps animés que de s’imaginer le passage des âmes d’un corps à l’autre, dont la persuasion très ancienne ne vient apparemment que de la transformation mal entendue. De dire que les âmes des bêtes demeurent sans corps, ou qu’elles demeurent cachées dans un corps qui n’est pas organisé, tout cela ne paraît pas si naturel. Si l’animal fait par la contraction du corps du bélier qu’Abraham immola au lieu d’Isaac doit être appelé un bélier, c’est une question de nom, à peu près comme serait la question, si un papillon peut être appelé un ver à soie. La difficulté que vous trouvez, Monsieur, à l’égard de ce bélier réduit en cendres, ne vient que de ce que je ne m’étais pas assez bien expliqué car vous supposez qu’il ne reste point de corps organisé dans ces cendres, ce qui vous donne droit de dire que ce serait une chose monstrueuse, que cette infinité d’âmes sans corps organisés, au lieu que je suppose que naturellement il n’y a point d’âme sans corps animé, et point de corps animé sans organes ; et ni cendres ni autres masses ne me paraissent incapables de contenir des corps organisés.

Pour ce qui est des esprits, c’est-à-dire des substances qui pensent, qui sont capables de connaître Dieu et de découvrir des vérités éternelles, je tiens que Dieu les gouverne suivant des lois différentes de celle dont il gouverne le reste des substances. Car, toutes les formes des substances exprimant tout l’univers, on peut dire que les substances brutes expriment plutôt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde. Aussi Dieu gouverne les substances brutes suivant les lois matérielles de la force ou des communications du mouvement, mais les esprits suivant les lois spirituelles de la justice, dont les autres sont incapables. Et c’est pour cela que les substances brutes se peuvent appeler matérielles, parce que l’économie que Dieu observe à leur égard est celle d’un ouvrier ou machiniste ; mais, à l’égard des esprits, Dieu fait la fonction de prince ou de législateur qui est infiniment plus relevée. Et Dieu n’étant à l’égard de ces substances matérielles que ce qu’il est à l’égard de tout, savoir l’acteur général des êtres, il prend un autre personnage à l’égard des esprits qui le fait concevoir revêtu de volonté et de qualités morales, puisqu’il est lui-même un esprit, et comme un d’entre nous, jusqu’à entrer avec nous dans une liaison de société, dont il est le chef. Et c’est cette société ou république générale des esprits sous ce souverain monarque qui est la plus noble partie de l’univers, composée d’autant de petits dieux sous ce grand Dieu. Car on peut dire que les esprits créés ne drillèrent de Dieu que de plus à moins, du fini à l’infini. Et on peut assurer véritablement que tout l’univers n’a été fait que pour contribuer à l’ornement et au bonheur de cette cité de Dieu. C’est pourquoi tout est disposé en sorte que les lois de la force ou les lois purement matérielles conspirent dans tout l’univers à exécuter les lois de la justice ou de l’amour, que rien ne saurait nuire aux âmes qui sont dans la main de Dieu, et que tout doit réussir au plus grand bien de ceux qui l’aiment. C’est pourquoi, les esprits devant garder leurs personnages et leurs qualités morales, afin que la cité de Dieu ne perde aucune personne, il faut qu’ils conservent particulièrement une manière de réminiscence ou conscience, ou le pouvoir de savoir ce qu’ils sont, d’où dépend toute leur moralité, peines et châtiments, et par conséquent il faut qu’ils soient exempts de ces révolutions de l’univers qui les rendraient tout à fait méconnaissables à eux-mêmes, et en feraient, moralement parlant, une autre personne. Au lieu qu’il suffit que les substances brutes demeurent seulement le même individu dans la rigueur métaphysique, bien qu’ils soient assujettis à tous les changements imaginables, puisque aussi bien ils sont sans conscience ou réflexion. Quant au détail de l’état de l’âme humaine après la mort, et comment elle est exempte du bouleversement des choses, il n’y a que la révélation qui nous en puisse instruire particulièrement ; la juridiction de la raison ne s’étend pas si loin. On me fera peut-être une objection sur ce que je tiens que Dieu a donné des âmes à toutes les machines naturelles qui en étaient capables, parce que les âmes ne s’entr’emlpêchant point, et ne tenant point de place, il est possible de leur en donner d’autant qu’il y a plus de perfection d’en avoir et que Dieu fait tout de la manière la plus parfaite qui est possible ; et non magis datur vacuum formarum quam corporum. On pourrait donc dire par la même raison que Dieu devait aussi donner des âmes raisonnables ou capables de réflexion à toutes les substances animées. Mais je réponds que les lois supérieures à celles de la nature matérielle, savoir, les lois de la justice, s’y opposent ; puisque l’ordre de l’univers n’aurait pas permis que la justice eût pu être observée à l’égard de toutes, il fallait donc faire qu’au moins il ne leur pût arriver aucune injustice ; c’est pourquoi elles ont été faites incapables de réflexion ou de conscience, et par conséquent insusceptibles de bonheur et de malheur.

Enfin, pour ramasser mes pensées en peu de mots, je tiens que toute substance renferme dans son état présent tous ses états passés et à venir, et exprime même tout l’univers suivant son point de vue, rien n’étant si éloigné de l’autre qu’il n’ait commerce avec lui, et sera particulièrement selon le rapport aux parties de son corps, qu’elle exprime plus immédiatement ; et par conséquent rien ne lui arrive que de son fond, et en vertu de ses propres lois, pourvu qu’on y joigne le concours de Dieu. Mais elle s’aperçoit des autres choses, parce qu’elle les exprime naturellement, avant été créée d’abord en sorte qu’elle le puisse faire dans la suite et s’y accommoder comme il faut, et c’est dans cette obligation imposée des la commencement que consiste ce qu’on (appelle) l’action d’une substance sur l’autre. Quant aux substances corporelles, je tiens que la masse, lorsqu’on n’y considère que ce qui est divisible, est un pur phénomène, que toute substance a une véritable unité à la rigueur métaphysique, et qu’elle est indivisible, ingénérable et incorruptible, que toute la matière doit être pleine de substances animées on du moins vivantes, que les générations et les corruptions ne sont que des transformations du petit au grand ou vice versa, et qu’il n’y a point de parcelle de la matière, dans laquelle ne se trouve un monde d’une infinité de créatures, tant organisées qu’amassées ; et surtout que les ouvrages de Dieu sont infiniment plus grands, plus beaux, plus nombreux et mieux ordonnés qu’on ne croit communément ; et que la machine on l’organisation, c’est-à-dire l’ordre, leur est comme essentiel jusque dans les moindres parties. Et qu’ainsi il n’y a point d’hypothèse qui fasse mieux connaître la sagesse de Dieu que la nôtre, suivant laquelle il y a partout des substances qui marquent sa perfection, et sont autant de miroirs mais différents de la beauté de l’univers ; rien ne demeurant vide, stérile, inculte et sans perception. Il faut même tenir pour indubitable que les lois du mouvement et les révolutions des corps servent aux lois de justice et de police, qui s’observent sans doute le mieux qu’il est possible dans le gouvernement des esprits, c’est-à-dire des âmes intelligentes, qui entrent en société avec lui et composent avec lui une manière de cité parfaite, dont il est le monarque.

Maintenant je crois, Monsieur, de n’avoir rien laissé en arrière de toutes les difficultés que vous aviez expliquées, ou au moins indiquées, et encore de celles que j’ai cru que vous pouviez avoir encore. Il est vrai que cela a grossi cette lettre ; mais il m’aurait été plus difficile de renfermer le même sens en moins de paroles, et peut-être que ce n’aurait été sans obscurité. Maintenant je crois que vous trouverez mes sentiments assez bien liés, tant entre eux qu’avec les opinions reçues. Je ne renverse point les sentiments établis ; mais je les explique et je les pousse plus avant. Si vous pouviez avoir le loisir de revoir un jour ce que nous avions enfin établi touchant la notion d’une substance individuelle, vous trouveriez peut-être qu’en me donnant ces commencements on est obligé dans la suite de m’accorder tout le reste. J’ai tâche cependant d’écrire cette lettre en sorte qu’elle s’explique et se défende elle-même. On pourra encore séparer les questions ; car ceux qui ne voudront pas reconnaître qu’il y a des âmes dans les bêtes, et des formes substantielles ailleurs, pourront néanmoins approuver la manière dont j’explique l’union de l’esprit et du corps, et tout ce que je dis de la substance véritable ; sauf à eux de sauver, comme ils pourront, sans telles formes et sans rien qui ait une véritable unité, ou bien par des points ou par des atomes, si bon leur semble, la réalité de la matière et des substances corporelles, et même de laisser cela indécis ; car on peut borner les recherches là où on le trouve à propos. Mais il ne faut pas subsister en si beau chemin, lorsqu’on désire d’avoir des idées véritables de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu, qui nous fournissent encore les plus solides arguments à l’égard de Dieu et de notre âme.

C’est une chose étrange que M. l’abbé Catelan s’est entièrement éloigné de mon sens, et vous vous en êtes bien douté, Monsieur. Il met en avant trois propositions, et dit que j’y trouve contradiction. Et moi je n’en trouve aucune, et me sers de ces mêmes propositions pour prouver l’absurdité du principe cartésien. Voila ce que c’est que d’avoir affaire à des gens qui ne considèrent les choses que superficiellement. Si cela arrive dans une matière de mathématique, que ne devrait-on pas attendre en métaphysique et en morale ? C’est pourquoi je m’estime heureux d’avoir rencontré en vous un censeur également exact et équitable. Je vous souhaite encore beaucoup d’années, pour l’intérêt du public et pour le mien, et suis, etc.[1].

  1. Dans un autre projet de lettre, Leibniz avait rédigé le dernier paragraphe ci-dessus de la manière suivante :

    « J’ai vu la remarque de M. Catelan dans les Nouvelles de la République des Lettres du mois de juin, et je trouve que vous aviez deviné ce qui en est en disant que peut-être il n’a pas pris mon sens. Il l’a si peu pris que c’est une pitié. Il met en avant trois propositions, et disant que j’y trouve de la contradiction, il s’attache à les prouver et à les concilier, et, cependant, bien loin que j’y aie jamais trouvé la moindre difficulté ou contradiction, c’est par leur conjonction que je prétends d’avoir démontre la fausseté du principe cartésien. Voila ce que c’est que d’avoir affaire à des gens qui traitent les choses à la légère. Le bon est qu’il a déclaré si nettement en quoi il se trompait ; autrement nous aurions peut-être encore battu bien du pays. Dieu nous garde d’un tel antagoniste en morale ou en métaphysique, mais surtout en théologie : il n’y aurait pas moyen de sortir d’affaire. »