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Correspondance de Malebranche avec Mairan/Lettre I

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I.


DORTOUS DE MAIRAN
AU
Révérend Père Malebranche.
Séparateur


Béziers, ce 17 septembre 1713.


Mon Révérend Père,

Ce jeune homme qui faisoit ses exercices dans l’Académie de Longpray, et que M. de Romainval, voire parent, menoit quelquefois chez vous ; à qui vous aviez la bonté d’expliquer le livre de M. de l’Hôpital, et de donner plusieurs autres instructions de mathématique et de physique, est celui-là même aujourd’hui qui a l’honneur de vous adresser cette lettre. Des matières plus importantes, et qui vous tiennent certainement plus au cœur, vont en faire le sujet, et c’est sur ce pied là qu’il se flatte que vous voudrez bien encore lui accorder vos leçons. Voici, M. R. P., de quoi il s’agit.

Ayant passé, il y a un ou deux ans, des mathématiques et de la physique à l’étude de la Religion, vos ouvrages, Descartes, Pascal, et Labadie furent mes principaux conducteurs, et achevèrent bientôt de me persuader ce qu’une bonne éducation et la lecture de l’Écriture sainte m’avoient fait aimer. J’ai joui de cette douce persuasion, sans qu’elle ait été troublée, ni par les arguments des incrédules, ni par le ris moqueur des gens du monde, jusqu’à ce que les œuvres de Spinosa, et surtout son Éthique ou sa philosophie, me tombèrent entre les mains. Le caractère de cet auteur, si différent de tout ce que j’avois vu jusqu’alors ; la forme abstraite, concise et géométrique de son ouvrage, la rigidité de ses raisonnements, me parurent dignes d’attention. Je le lus donc attentivement, et il me frappa. Je l’ai relu depuis, je l’ai médité dans la solitude, et dans ce que vous appeliez le silence des passions ; mais plus je le lis, plus je le trouve solide et plein de bon sens. En un mot, je ne sais par où rompre la chaîne de ses démonstrations. Cependant le trouble que produit en moi ce bouleversement de mes premières et de mes plus chères idées m’a fait résoudre quelquefois à l’abandonner : j’ai voulu l’oublier ; mais quand on est vivement touché du désir de connoître la vérité, peut-on oublier ce qui a paru évident ? D’un côté, je ne puis envisager sans compassion pour l’humanité, et sans tristesse, les conséquences qui suivent de ses principes ; de l’autre, je ne puis résister à des démonstrations. C’est, M. R. P., pour sortir d’un état si fâcheux que j’ai l’honneur de vous écrire. Développez-moi, de grâce, les paralogismes de cet auteur, ou, ce qui suffit, marquez-moi le premier pas qui l’a conduit au précipice, s’il est vrai, comme je veux le croire, qu’il y soit tombé ; et marquez le moi, je vous prie, succinctement, et à la manière des géomètres. C’est la méthode qu’il a adoptée, et la moins propre à couvrir l’erreur ; attaquons-le dans son fort, et avec ses propres armes. J’ai vu les prétendues réfutations qu’on en a données : elles ne font que blanchir contre lui ; on ne l’entend point, et il est clair qu’on ne s’est pas donné la peine de l’entendre, ou qu’on ne l’a pu, faute d’y avoir apporté assez de précision, d’équité et de sang froid. On y confond, pour, l’ordinaire, les abstraits qui n’existent que dans notre esprit, avec les êtres actuels qui en renferment l’idée ; et l’on y substitue sans cesse les intérêts particuliers de l’homme ou ses désirs, aux loix générales et immuables de la nature. C’est, M. R. P., ce que je n’ai point à craindre avec vous. Je connois trop la grandeur de votre génie, et la justesse de votre esprit. J’espère aussi que vous ne m’exposerez point au préjugé qui pourroit naître de votre silence, ou d’une réponse vague. J’attends tout de vos bontés pour moi et de votre zèle pour la cause ; ma reconnoissance sera proportionnée au bienfait.

II seroit inutile d’ajouter que cette lettre et celles qui pourroient la suivre, ne seront lues que de vous, et que vous en effacerez la signature et mon adresse, après en avoir pris la note. À l’égard de celles dont vous voudrez bien m’honorer, j’exécuterai ponctuellement les ordres que vous me donnerez à ce sujet.

Je suis avec la plus parfaite vénération,

Mon Révérend Père, etc.