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Correspondance de Malebranche avec Mairan/Lettre II

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II.


LE PÈRE

MALEBRANCHE

À
DORTOUS DE MAIRAN.
Séparateur



Monsieur,

Je suis maintenant à la campagne, et je n’ai point le livre dont vous me parlez. J’en ai lu autrefois une partie, mais j’en fus bientôt dégoûté, non seulement par les conséquences qui font horreur, mais encore par le faux des prétendues démonstrations de l’auteur. Il donne, par exemple, une définition de Dieu qu’on lui pourrait passer en la prenant dans un sens ; mais il la prend dans un autre dont il conclut son erreur fondamentale, ou plutôt dans un sens qui renferme cette erreur ; de sorte qu’il suppose ce qu’il doit prouver. Prenez la peine, monsieur, de relire les définitions, etc., qu’il cite dans ses démonstrations, et vous découvrirez, si je ne me trompe, l’équivoque qui fait qu’il ne prouve pas. Pour moi, bien loin de trouver, en lisant son livre, la clarté que demande toute démonstration, je le trouve fort obscur et plein d’équivoque.

La principale cause des erreurs de cet auteur vient, ce me semble, de ce qu’il prend les idées des créatures pour les créatures mêmes, les idées des corps pour les corps, et qu’il suppose qu’on les voit en eux-mêmes : erreur grossière, comme vous savez. Car, étant convaincu intérieurement que l’idée de l’étendue est éternelle, nécessaire, infinie ; et supposant, d’ailleurs, la création impossible, il prend pour le monde ou l’étendue créée le monde intelligible qui est l’objet immédiat de l’esprit. Ainsi, il confond Dieu ou la souveraine Raison qui renferme les idées qui éclairent nos esprits, avec l’ouvrage que les idées représentent. Je ne puis pas, ici, m’expliquer plus au long ; car il n’est pas possible, sans perdre beaucoup de temps, et je n’en ai guère et la main me tremble, de philosopher par lettres, surtout lorsque les matières sont abstraites : en présence même, ou en dispute souvent assez longtemps sans s’entendre. Quoique je n’aie point écrit ex professo contre l’auteur, vous pourriez peut-être trouver quelque éclaircissement sur vos difficultés dans un Entretien entre un philosophe chrétien et un Chinois[1] que je fis il y a deux ou trois ans, qui est de la nature et de l’existence de Dieu. Mais, monsieur, à l’égard de l’auteur, il suffit de reconnaître qu’il suit de ses principes une infinité de contradictions et de sentiments impies, pour se défier de ses prétendues démonstrations, quand même elles nous paraîtraient convaincantes. Il se peut faire qu’on l’ait mal réfuté ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il ait raison. Je n’ai point lu les réfutations qu’on a faites de ses erreurs, car je n’en ai pas eu besoin ; ainsi, je n’en peux pas juger. J’ai fait ce que vous m’ordonnez à la fin de votre lettre, et je suis avec respect,

Monsieur,

Votre très humble et très
obéissant serviteur.
Ce 29 septembre (1713).
MALEBRANCHE, P.D.L.O.

(Au dos est écrit)

À Monsieur,
Monsieur de Mairan,
à Béziers
(Languedoc.)

Le cachet est de cire sans lacs de soie, et présente un chiffre composé des lettres N et M entrecroisées, gravées très superficiellement, et surmontées de fleurons.

Les cachets en chiffre étaient fort usités sous les rois Louis XIII et Louis XIV, indépendamment des cachets armoriés. Quant au mode de fermeture des lettres, il a beaucoup varié, suivant les époques. Au seizième siècle et dans les premières années du dix-septième, on avait en général l’usage de plier plusieurs fois les lettres en travers, puis en hauteur ; on en perçait le bord d’une ou de plusieurs ouvertures, pour y passer et repasser à différentes reprises une queue de papier, et l’on scellait définitivement cette queue d’un cachet de pâte, ou de cire à modeler, ou de cire d’Espagne. C’est ainsi que se fermaient les lettres closes ou de cachet, et que se ferment encore aujourd’hui les lettres closes royales de grand office. On adopta ensuite les lacs de soie fixés avec cachets de cire d’Espagne ; mais c’était là une coutume de gens de cour : les savants et gens de lettres fermaient en général plus simplement, à peu près comme on ferme aujourd’hui, à rebords entrant l’un dans l’autre. L’emploi des enveloppes était rare. De nos jours, la fermeture des lettres avec lacs de soie est encore usitée pour les rapports de cabinets, de souverain à souverain. La soie est de la couleur du principal émail de l’écu. Il est d’azur pour la France, de gueules pour l’Angleterre, etc.)


  1. Cf. Entretien entre un philosophe chrétien et un Chinois, éd. Michel David, Paris, 1708 (note de WS).