Correspondance de Victor Hugo/1841

La bibliothèque libre.
(tome 1p. 583-589).
◄  1840
1842  ►


1841.


À Savinien Lapointe[1].


Mars 1841.

Si vos vers, monsieur, n’étaient que de beaux vers, j’en serais moins ému peut-être, mais ce sont de nobles vers. Je suis mieux que charmé, je suis touché. Je vous remercie du fond du cœur. Continuez, monsieur, votre double fonction, votre tâche comme ouvrier, votre apostolat comme penseur. Vous parlez au peuple de près, d’autres lui parlent de haut ; votre parole n’est pas la moins efficace. Vous êtes bien partagé, croyez-moi.

Courage donc, et patience, monsieur. Courage pour les grandes douleurs de la vie, et patience pour les petites. Et puis, quand vous avez laborieusement accompli votre ouvrage de chaque jour, endormez-vous avec sérénité. Dieu veille. Je crois en Dieu, monsieur, et je crois en l’humanité. Dieu met un but au bout de toutes les routes. Il ne s’agit que de marcher. Suivez toujours les conseils mystérieux et graves de votre conscience. Je l’ai dit quelque part, et je le pense plus que jamais : Le poëte a charge d’âmes. Dans la nuit profonde où sont encore tant d’esprits, les hommes comme vous, parmi le peuple, sont les flambeaux qui éclairent le travail des autres. Tâchez d’augmenter sans cesse la quantité et la pureté de votre lumière.

Recevez, monsieur, avec tous mes remercîments, l’assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo[2]


À Madame Émile de Girardin.


7 mars 1841.

Comment vous remercier, madame, de votre ravissant feuilleton[3] ? Où prenez-vous toute cette grâce, toute cette force, tout ce charme, toute cette moquerie ? Cette amitié qui est de la puissance, cette colère qui est de l’éloquence, cette prose qui est de la poésie ? Vous trouvez tout cela dans votre cœur, où il n’y a pas seulement le génie d’un poëte, où il y a l’âme d’une femme. C’est ce qui vous fait exquise. C’est ce qui fait que la beauté de votre visage reflète la noblesse de votre esprit ; c’est ce qui fait qu’on vous aime et qu’on vous admire.

Je baise respectueusement vos mains charmantes qui écrivent de si belles choses et vos pieds courageux qui en foulent de si laides.

Victor H.

Est-ce que vous voulez voir Hernani ce soir ?


À M. Charles de Lacretelle[4].


23 mai 1841.

Que devenez-vous, cher et vénérable ami ? Comment se porte Mme de Lacretelle ? Êtes-vous toujours heureux, comme je l’espère et comme je le désire ardemment, dans tout ce que vous aimez ? Le printemps est-il doux et charmant à Bel-Air[5], vous épanouissez-vous au milieu des rayons, des parfums et des chants d’oiseaux, et le bon Dieu vous dédommage-t-il des affreux spectacles qui ont contristé votre noble esprit au mois de novembre dernier ? Ces questions que je vous adresse en ce moment avec une sollicitude presque filiale, nous nous les faisons tous les soirs sur notre balcon de la place Royale en regardant les étoiles et en songeant à nos amis. Ma famille, quand elle parle de vous, est comme une moitié de la vôtre. Mes petites filles vous aiment comme moi. J’écris avec intention cette phrase amphibologique, parce que les deux sens en sont vrais.

Je pense que je serai reçu à l’Académie le 3 juin. Je vous chercherai et vous regretterai. Votre fils y sera[6], ce doux et charmant poëte, voisin de Lamartine de plus d’une manière. Il y sera, et je lui enverrai du regard toutes les bonnes pensées que j’ai dans le cœur pour vous.

Travaillez, mon noble confrère, vous le devez à votre pays, et vivez longtemps, vous le devez à vos amis.


À Alfred Asseline[7].


9 juin [1841].

Ta lettre est charmante, mon bon petit Alfred, et tes vers sont charmants aussi. Lettre et vers m’ont vivement touché. Tu as raison de voir en moi plus qu’un poëte, un homme ; plus qu’un cousin, un ami. Continue à élever vers les choses de la pensée ton cœur et ton esprit. Vois-tu, la pensée, c’est la grande maison, c’est la grande église, c’est la grande patrie.

Je te remercie et je t’embrasse.

Victor[8].


À M. Charles de Lacretelle.


Paris, 10 juin 1841.

Je sors, mon vénérable ami, de la première séance particulière de l’Académie où j’aie assisté, et je trouve en rentrant votre lettre[9]. Je ne veux pas tarder un instant à y répondre. Elle me charme comme tout ce qui me vient de vous. Vous savez communiquer à votre style l’émotion de votre cœur. Tout ce que vous écrivez est parfumé d’âme.

Je suis fier du succès de mon discours à Bel-Air. C’est tout simplement la parole honnête et convaincue d’un homme personnellement désintéressé dans les questions, qui est dévoué avant tout à la civilisation, à la pensée et à son pays. Avoir un écho dans votre cœur, c’est de la gloire pour moi.

Continuez, mon bien cher et bien excellent confrère, aimez ceux qui vous aiment et écrivez pour ceux qui vous comprennent.


À M. Pierre Vinçard[10].


2 juillet 1841.
Monsieur,

Puisque vous me faites l’honneur de m’envoyer votre article[11], je le considère comme une lettre, et j’y réponds. Je n’ai pas dit : la populace, j’ai dit : les populaces. Dans ma pensée, ce pluriel est important. Il y a une populace dorée comme il y a une populace déguenillée ; il y a une populace dans les salons, comme il y a une populace dans les rues. À tous les étages de la société, tout ce qui travaille, tout ce qui pense, tout ce qui aide, tout ce qui tend vers le bien, le juste et le vrai, c’est le peuple ; à tous les étages de la société, tout ce qui croupit par stagnation volontaire, tout ce qui ignore par paresse, tout ce qui fait le mal sciemment, c’est la populace. En haut : égoïsme et oisiveté ; en bas : envie et fainéantise : voilà les vices de ce qui est populace. Et, je le répète, on est populace en haut aussi bien qu’en bas. J’ai donc dit qu’il fallait aimer le peuple ; un plus sévère eût ajouté peut-être : et haïr la populace. Je me suis contenté de la dédaigner.

Ce que je ne dédaigne pas, monsieur, c’est la plainte d’un homme de cœur et de bonne foi, même quand il est injuste. Je cherche à l’éclairer : c’est pour moi un devoir de conscience. Ce devoir, vous voyez, monsieur, que je tâche de le remplir.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments très distingués.

Victor Hugo[12].
À Alphonse Karr[13].


20 juillet 1841.
Mon cher Alphonse Karr,

Vous êtes la poésie même qui se plaint d’un poëte, et qui a raison[14]. Moi, de mon côté, je n’ai pas tort. Je suis un peu poëte, mais je suis beaucoup soldat. Comme vous le dites d’une façon si spirituelle, on m’a vidé sur la tête le discours de Salvandy[15] ; cela est vrai, mais, en somme, je suis dans la place, et vous y êtes aussi, et toutes mes idées et toutes les vôtres y sont. L’Académie, après tout, a été une grande chose, et peut et doit le redevenir, grâce à tous les hommes de pensée et d’avenir dont je ne suis que le maréchal des logis, grâce aux vrais poëtes, grâce aux vrais écrivains, grâce à vous. Mon cher Alphonse Karr, vous serez de l’Académie un jour. Il y a là, même à cette heure, de grands talents et d’excellents esprits qui vous aiment et qui vous tendront la main ; les académies, comme tout le reste, appartiennent à la nouvelle génération. En attendant, je suis la brèche vivante par où ces idées entrent aujourd’hui et par où ces hommes entreront demain. Cela vous importe peu à vous, en ce moment, à vous qui vivez face à face avec l’océan, avec la nature et avec Dieu, je le conçois ; mais repliez-vous un peu sur nous autres ; revenez de ce grand Sainte-Adresse à ce petit Paris ; est-ce que nous ne devons pas être las d’être gouvernés littérairement par M. Auger[16] et politiquement par M. Fulchiron[17] ?

Moi aussi, je vous aime, et du fond de l’âme, car vous êtes un noble cœur et un noble esprit.

Grondez pour moi Gatayes[18], qui m’a rendu une foule de services ; après quoi, il me plante là, l’ingrat !

Vous nous faites lire les plus charmantes, les plus spirituelles choses du monde ; vous faites de la satire en poëte, en penseur et en honnête homme ; vous mettez le cœur et l’imagination au service de la raison ; aussi, nous vous aimons ici beaucoup, mais nous nous plaignons un peu : nous ne vous voyons plus, c’est mal à vous.

Venez donc un de ces soirs (jeudi excepté) dîner place Royale.

À vous ex intima corde.
Victor Hugo[19].


À Mademoiselle Louise Bertin.


[15 septembre 1841] ce mardi soir.

Que vous dire, mademoiselle, et comment vous consoler, moi qui aurais besoin de consolation moi-même ? Vous savez combien j’aimais votre père. Il me semble que c’est le mien que je perds pour la seconde fois.

J’étais à la campagne ce matin quand cette douloureuse nouvelle nous est parvenue. Je suis accouru à Paris comme si tout n’était pas fini, hélas ! Je viens de voir Armand, ce bon Armand. Nous avons parlé de votre père, de vous, mademoiselle Louise, de notre cher Édouard, de vous tous, et cela m’a un peu soulagé. J’avais besoin de cet épanchement. Je croyais votre père guéri, cela faisait partie de mon bonheur cette année. Jugez du coup que nous avons reçu. De pareils hommes ne devraient pas mourir. Lui si doux, si noble, si excellent, si supérieur en tout, en bonté comme en esprit, lui meilleur que nous tous, lui plus fort que nous tous, lui plus jeune que nous tous, si respecté, si heureux, si aimé, si nécessaire, hélas ! Pourquoi est-il mort ? Si sa présence nous manque, que sa pensée du moins ne nous manque pas. Je vous écris plein du souvenir de ces belles et douces années des Roches qui rayonnent maintenant pour moi plus que jamais. Vous, mademoiselle, qui êtes un si grand cœur, pourquoi êtes-vous si cruellement affligée ? Hélas ! Quelque jour j’essaierai de vous dire à vous ce que je pensais, ce que je pense de votre cher et vénérable père. Aujourd’hui je ne puis que baiser vos mains et pleurer.

Victor[20].


À Monsieur Rampin[21].


Soyez assez bon, monsieur, pour dire à vos co-intéressés que je pousse la loyauté jusqu’à m’imposer en ce moment un travail qui m’occupe presque nuit et jour, travail gratuit, stérile pour mes intérêts, pour lequel j’ai fait venir à mes frais des documents d’Allemagne curieux et coûteux[22]. Le complément de ces documents ne m’est arrivé que la semaine passée ; ce qui vous explique un retard préjudiciable avant tout pour moi, puisque je ne puis rien faire avant d’avoir terminé ceci. Ce travail, je le répète, est gratuitement ajouté par moi aux deux volumes que vous avez déjà depuis plus d’un mois entièrement imprimés et terminés. Il ajoutera évidemment à la valeur de ces deux volumes, et ces messieurs comprendront aisément que les cinq ou six feuilles que j’ajoute sont plus qu’un dédommagement pour les quelques semaines d’intérêts de la somme payée. Je dis quelques semaines, car l’ouvrage aurait pu paraître il y a plus d’un mois si vous l’aviez voulu publier sans ce complément.

Soyez certain, monsieur, que vos intérêts et ceux de MM. vos associés me préoccupent plus que les miens propres, et que je ne vous l’ai jamais prouvé plus qu’en ce moment.

Soyez assuré également qu’il est plus urgent encore pour moi que pour vous d’avoir promptement fini. Ce retard, dont votre excellent esprit ne se plaindra plus, j’espère, est de ma part un excès de conscience.

Je compte d’ailleurs donner ces jours-ci la fin. J’achève en ce moment le dépouillement des documents qui me sont parvenus et que je suis obligé de faire traduire, sachant très mal l’allemand.

Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre à vos associés et leur faire agréer et agréer pour vous-même l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Victor Hugo[23].
27 octobre [1841].

  1. Savinien Lapointe était poëte et cordonnier.
  2. Nous n’avons qu’une épreuve de cette lettre, destinée sans doute à la Ruche populaire, dont Savinien Lapointe était rédacteur ; cette épreuve est corrigée par Victor Hugo. Archives de la famille de Victor Hugo.
  3. C’est dans la Presse, 6 mars 1841, que Mme de Girardin, sous la signature du Vicomte de Launay, donna une curieuse liste des personnalités assistant à une réception chez Mme de Lamartine. Voici quelques noms illustres avec leur désignation particulière : — Grand orateur : M. Guizot. — Grand poëte : M. Victor Hugo. — Grand capitaine : M. le maréchal Soult. — Grand peintre : M. Horace Vernet. — Grand agriculteur : M. de Lamartine. — Grand romancier : M. de Balzac. — Grand sculpteur : M. David.
  4. Charles de Lacretelle, historien, professeur d’histoire à la Faculté (1812), académicien, publia de nombreux volumes d’histoire dont le dernier : Histoire du Consulat et de l’Empire, fut très apprécié.
  5. Résidence de Charles de Lacretelle.
  6. Henri de Lacretelle fit paraître un recueil de vers : Les Cloches, en 1841 ; puis publia plusieurs romans dans les grands journaux de Paris. Député en 1871 et réélu en 1876 et 1877, il siégeait parmi les membres de la gauche radicale.
  7. Cousin germain de Mme Victor Hugo ; outre un Victor Hugo intime, Asseline, journaliste et poëte a publié six volumes de prose et de vers.
  8. Bibliothèque Nationale.
  9. « Votre discours de réception restera dans les archives de l’éloquence française… C’est une vocation nouvelle qui se décèle en vous... Donnez un frère, un compagnon d’armes à Lamartine, un défenseur de plus à la cause de l’ordre public et de l’humanité. » 6 juin 1841.
  10. Rédacteur en chef de la Ruche populaire et ouvrier.
  11. L’article, publia dans la Ruche populaire, reprochait à Victor Hugo certain passage de son discours de réception qu’il jugeait injurieux pour le peuple.
  12. Cette lettre était accompagnée de la note ci-jointe que nous a communiquée M. Matarosso, libraire :
    « Voici, Monsieur, l’épreuve corrigée. Il serait indispensable, pour me mettre à couvert vis-à-vis de mes éditeurs, que vous eussiez la bonté de faire précéder cette lettre de quelques lignes disant en substance que M. Victor Hugo, sur la demande de la Ruche populaire, a autorisé ce journal à publier cette lettre adressée par lui à M. Vinçard qui lui avait envoyé son article.
    « L’énonciation de ce fait est indispensable, je le répète, à cause de mes conventions particulières avec mes éditeurs. Ces mêmes conventions m’obligent de vous rappeler que j’attends de votre bonne grâce l’envoi du numéro qui contiendra cette lettre ainsi que celui qui a publié ma lettre à votre collaborateur M. Savinien. — Au besoin j’acquitterai le prix de ces deux numéros.
    « Je vous prie, monsieur, de vouloir bien m’accuser réception de cette lettre et agréer l’assurance de mes sentiments très distingués et très sympathiques. »
    « Victor Hugo.
  13. Alphonse Karr, à dix-neuf ans, professeur au collège Bourbon, abandonna l’enseignement pour le journalisme. Il collabora d’abord au Corsaire, puis au Figaro qu’il quitta en 1839 pour fonder une revue hebdomadaire : Les Guêpes, qui parurent en plusieurs séries, de 1839 à 1876. Son premier livre : Sous les tilleuls (1831) eut un succès qu’aucun de ses nombreux volumes n’égala. — Alphonse Karr, sous des dehors amicaux, ne fut pas toujours bienveillant pour Victor Hugo ; ses Guêpes, qui piquaient tout et tous, ne ménagèrent pas le poète. Les dernières lettres échangées datent de 1874.
  14. L’article d’Alphonse Karr, paru dans les Guêpes, en juillet 1841, avait pour sujet la réception de Victor Hugo à l’Académie française.
  15. Ce discours était plutôt désobligeant.
  16. Auger, littérateur et auteur dramatique, publia plusieurs romans, drames et comédies ; il fit paraître en 1840 une Physiologie du théâtre.
  17. Fulchiron, député en 1831, se spécialisa dans les questions d’économie politique. Pair de France en 1845, il rentra dans la vie privée après la révolution de 1848.
  18. Léon Gatayes, compositeur et harpiste distingué, délaissa la musique pour le journalisme. Il avait été camarade de Victor Hugo à la pension Decotte et Cordier.
  19. Collection de Mlle Rouyer-Karr.
  20. Lettres aux Bertin.
  21. Inédite — Rampin était co-associé de l’éditeur Duriez qui avait fondé une société pour la publication des œuvres complètes de Victor Hugo.
  22. Pour la Conclusion du Rhin.
  23. Communiquée par M. Blaizot.