Correspondance de Victor Hugo/1843

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(tome 1p. 594-615).
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1843.


À Auguste Vacquerie[1].


13 mai [1843].

Merci, cher poëte. Votre bonne et charmante lettre m’a vivement ému. Croyez que je suis bien à vous. Je reverrai Mlle  George. Il faut qu’elle joue ce magnifique rôle[2]. Elle m’a paru le comprendre l’autre jour. Toute votre œuvre est pleine de choses profondes et vraies qui ont saisi cette femme, et qui, je l’espère, saisiront le public. Mêlons toujours l’humanité à notre poésie. C’est le grand secret. Vous l’avez.

Je vous remercie de m’avoir le premier rassuré sur toute ma chère colonie embarquée l’autre jour. J’avais le cœur bien gros. Je cache, mais j’éprouve. Personne ne le sait, que Dieu et moi.

Voici les vers que j’ai promis à madame Lefèvre pour son pauvre petit[3]. Mettez-les à ses pieds. Mais mettez sur la tombe les vers si pathétiques et si déchirants que vous avez faits. Ceux-ci ne sont rien près des vôtres.

À bientôt. Je vous écrirai ce que m’aura dit Mlle  George. J’aspire à voir Lucrèce Borgia se transfigurer en Proserpine[4].

En attendant je vous serre les mains.

Victor[5].
13 mai. Paris.


À Madame Léopoldine Vacquerie-Hugo[6],
au Havre.

Si tu recevais, chère enfant, toutes les lettres que je t’envoie, le facteur t’éveillerait au milieu de tes douces joies à chaque instant du jour et de la nuit. Depuis un mois, au milieu de ce tourbillon, entouré de haines qui se raniment, accablé de répétitions, de procès, d’ennuis, d’avocats et de comédiens, fatigué, obsédé, les yeux malades, l’esprit harcelé de toutes parts, je puis dire, mon enfant bien-aimée, que je n’ai pas été un quart d’heure sans penser à toi, sans t’envoyer intérieurement une foule de bons petits messages. Je te sais heureuse, j’en jouis de loin et avec une triste douceur, et ton beau ciel bleu me console de ma nuée. J’ai le cœur gros, mais j’ai aussi le cœur plein ; je sais que ton mari est bon, doux et charmant ; je le remercie du fond de l’âme de ton bonheur ; soyez tous les deux sages et absorbés l’un dans l’autre, la joie de la vie est dans l’unité, gardez l’unité, mes enfants ; il n’y a que cela de sérieux, de vrai, de bon et de réel. Moi, je vous aime et je pense à toi, ma fille bien-aimée. Quand tu recevras les Burgraves, tu liras, pages 96 et 97, des vers que je ne pouvais plus entendre aux répétitions dans les jours qui ont suivi ton départ. Je m’en allais pleurer dans un coin comme une bête et comme un père que je suis[7]. Je t’aime bien, va, ma pauvre petite Didine.

Ta mère me lit tes lettres. Fais-les bien longues. Nous vivons de ta vie là-bas. Moi, c’est à peine si je puis écrire. Je t’embrasse bien tendrement, et j’embrasse ton mari, et je mets mes plus tendres hommages aux pieds de l’excellente madame Lefèvre.

Ton père,
V.[8]
16 mars [1843].


À Charles Vacquerie.

Voici, mon bon Charles, une lettre que j’écris à votre digne mère. Veuillez, je vous prie, la lui remettre. Je reçois la vôtre en ce moment, et je vous en remercie. Au milieu des douleurs qui vous accablent[9], je suis heureux que ma fille vous rende heureux. C’est une douce et charmante enfant ; elle est digne de vous ; vous êtes digne d’elle. Aimez-vous toujours. La vie entière est dans ce mot.

A vous du fond du cœur.

V. H.[10]
23 mars [1843].


À Léopoldine.


Paris, 21 avril [1843].

Ne dis jamais, même en plaisantant, ma fille bien-aimée, que je t’oublie. Si je t’écris peu, c’est peut-être pour trop penser à toi.

J’ai souvent avec toi à ton insu de longs et doux entretiens ; je t’envoie d’ici, la nuit, dans le silence, des bénédictions qui te parviennent, j’en suis bien sûr, et qui te font mieux dormir, et qui te font mieux aimer. Je te l’ai déjà dit, tu reçois de ces lettres-là à chaque instant.

Quant aux autres lettres, à celles qu’on écrit sur du papier et que la poste porte, elles sont si froides en comparaison, elles sont si incomplètes, si obscurcies par les ombres de toute sorte que répand la vie ! Vraiment, ma fille bien-aimée, je ne t’écris pas parce que je pense trop à toi. Arrange cela comme tu voudras, mais c’est ainsi. Surtout ne dis pas, ne dis jamais que ton père t’oublie.

Ta mère me lit toutes tes bonnes petites lettres. Celles-là, les tiennes, sont rayonnantes et douces. Elles nous apportent un reflet de ton bonheur. Chère enfant, sois heureuse, rends ton mari heureux ; travaillez tous les deux sans relâche et avec amour à votre bonheur commun.

Dans peu de temps, le mois prochain, ta mère, Dédé et Toto iront vous rejoindre là-bas. Moi, je resterai seul à Paris où bien des travaux, bien des affaires, bien des ennuis me retiennent encore. Songez donc tous un peu à moi, ainsi qu’à ce pauvre et bon Charles, exilé comme moi.

Je penserai à vous de mon côté pour vous souhaiter tout le bonheur et toute la joie.

Offre mes hommages à mesdames Vacquerie[11] et Lefèvre. Embrasse tendrement ton mari pour moi, et puis aime toujours ton père qui t’aime tant[12].


À Monsieur Wilhem Ténint.


Saint-Mandé, 16 mai 1843.

J’ai lu, monsieur, votre excellent travail[13]. C’est mieux qu’une prosodie, c’est un livre. Vous m’y traitez trop bien ; voilà ma grosse critique. Je me hâte de vous la faire. Effacez mon nom le plus que vous pourrez, cela vous portera bonheur.

À cela près, vous avez fait, je le répète, un travail excellent. Vous expliquez à tous ce que c’est que le vers moderne, ce fameux vers brisé qu’on a pris pour la négation de l’art et qui en est, au contraire, le complément. Le vers brisé a mille ressources, aussi a-t-il mille secrets. Vous indiquez les ressources au public qui vous en saura gré, et vous trahissez les secrets des poëtes, qui ne s’en fâcheront pas. Le vers brisé est un peu plus difficile à faire que l’autre vers ; vous démontrez qu’il y a une foule de règles dans cette prétendue violation de la règle. Ce sont là les mystères de l’art ; mais vous les connaissiez comme poëte avant de les expliquer comme prosodiste. Vous avez fait de beaux vers, et beaucoup, et souvent, et vous comprenez mieux que personne combien ce savant mécanisme du vers moderne peut contenir de pensée et d’inspiration. Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel s’est fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers qui pût se parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre. De là, l’introduction de l’enjambement et la suppression de l’inversion, partout où elle n’est pas une grâce et une beauté. Ce sont là, monsieur, les vérités que vous avez comprises, celles-là et bien d’autres. Vous les enseignez à la foule, et, grâce à vous, ce qui était vrai pour nous poëtes, va devenir vrai pour tous les lecteurs. Grand service et grand progrès. Votre livre fera un jour partie de la loi littéraire.

Je vous félicite, monsieur, de ce beau travail. Jamais les idées n’ont été en meilleur état qu’aujourd’hui. Tous les esprits élevés, honnêtes et droits marchent au même but. La pensée, assurée de l’avenir, conquiert de plus en plus le présent. La grande révolution des idées s’accomplit, aussi irrésistible que la révolution des faits et des mœurs, mais plus pacifique. Les petits esprits seulement criaient de retourner en arrière, c’est la loi, ils la suivent ; laissons-les faire. Tout va bien. Continuez, vous, monsieur, de marcher en avant, avec tout ce qui est noble et généreux, avec tout ce qui est jeune et vivant. Nous serons tous avec vous du cœur et de l’esprit.

Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus affectueux et les plus distingués.

Victor Hugo[14].


À Léopoldine.


22 mai [1843].

Ton bonheur est le mien, ma Didine chérie, et chaque fois que je reçois une de tes bonnes petites lettres tout empreintes de joie et de sérénité, je remercie Dieu. Embrasse pour moi ton bon et cher mari. Je le remercie de faire ton bonheur.

Je suis ici, mon enfant, dans une solitude profonde, occupé de vous, car c’est à vous que je pense quand je travaille. Je me promène toute la journée sous les arbres du bois de Vincennes avec le vieux donjon pour perspective, et de temps à autre un canonnier ou un paysan pour compagnie. Je fais des vers à travers tout cela.

Je reste à Paris pour Charles le plus longtemps possible, et aussi pour ta vieille et bonne amie, Mlle  Louise Bertin, qui va, j’espère, avoir un prix Monthyon. J’ai mis la chose en train, et il faut maintenant que je veille sur le côté hostile de l’Académie jusqu’au dénouement.

Ta mère m’a écrit mille détails doux et charmants sur ton intérieur. J’en avais déjà eu par toi. Elle me les a complétés. Je vois d’ici ta petite chambre, tes meubles bien choisis et bien arrangés, les dessins, les chinoiseries, les portraits, et ma jolie Didine fraîche et heureuse au milieu de toutes ces choses gracieuses et douces.

Je t’embrasse et je t’aime, mon enfant. Quelle joie le jour où je te reverrai ! Pense à moi, écris-moi. Tu as toujours, songes-y bien, la même place dans mon cœur et dans ma vie. Je t’embrasse encore[15].


Au Directeur des Archives Israélites[16].


Saint-Mandé , 11 juin 1843.

Vous m’avez mal compris, monsieur, et je le regrette vivement, car ce serait un vrai chagrin pour moi d’avoir affligé un homme comme vous, plein de mérite, de savoir et de caractère. Le poëte dramatique est historien et n’est pas plus maître de refaire l’histoire que l’humanité. Or, le treizième siècle est une époque crépusculaire ; il y a là d’épaisses ténèbres, peu de lumière, des violences, des crimes, des superstitions sans nombre, beaucoup de barbarie partout. Les juifs étaient barbares, les chrétiens l’étaient aussi ; les chrétiens étaient les oppresseurs, les juifs étaient les opprimés ; les juifs réagissaient. Que voulez-vous, monsieur ? C’est la loi de tout ressort comprimé et de tout peuple opprimé. Les juifs se vengeaient donc dans l’ombre, comme je vous le disais dans ma lettre ; fable ou histoire, la légende du petit enfant Saint-Werner le prouve. Maintenant, on en croyait plus qu’il n’y en avait ; la rumeur populaire grossissait les faits ; la haine inventait et calomniait, ce qu’elle fait toujours ; cela est possible, cela même est certain ; mais qu’y faire ? Il faut bien peindre les époques ressemblantes ; elles ont été superstitieuses, crédules, ignorantes, barbares ; il faut suivre leurs superstitions, leur crédulité, leur ignorance, leur barbarie ; le poëte n’y peut mais, il se contente de dire : c’est le treizième siècle, et l’avis doit suffire.

Cela veut-il dire qu’au temps où nous vivons, les juifs égorgent et mangent les petits enfants ? Eh ! monsieur, au temps où nous vivons, les juifs comme vous sont pleins de science et de lumière, et les chrétiens comme moi sont pleins d’estime et de considération pour les juifs comme vous.

Amnistiez donc les Burgraves, monsieur, et permettez-moi de vous serrer la main.

Victor Hugo[17].
À Arsène Houssaye[18].


[1843.]

Au milieu de votre bonheur, monsieur, j’ai toutes sortes de petits malheurs. D’abord, j’ai la grippe ; ensuite, à côté de moi, un de mes petits garçons est indisposé. Enfin un de mes excellents amis, M. Ourliac[19], qui est sans doute aussi un des vôtres, se marie le même jour que vous, ce dont je serais charmé si je ne me sentais tout embarrassé par le double devoir d’être à la fois à vous et à lui. Je crains que le médecin ne me tire brutalement d’affaire en me défendant d’être ni à l’un ni à l’autre, c’est-à-dire, en m’empêchant de sortir. Ce dénouement probable me rend tout triste d’avance, et je m’empresse de vous en faire part, tout en vous demandant pardon de vous attrister de mon chagrin au milieu de votre joie. Quoi qu’il arrive, je n’en serai pas moins de cœur auprès de vous. J’aime trop votre talent pour ne pas aimer votre personne, et j’applaudis trop à votre gloire pour ne pas m’intéresser à votre bonheur. D’ordinaire, les poëtes choisissent leurs femmes ressemblantes à leur poésie. C’est donc un ange que vous épousez. Permettez-moi de lui baiser les pieds.


À Léopoldine.
13 juin [1843].

Je t’écris, mon enfant chérie, avec des yeux bien malades. Je travaille, il le faut, et mes yeux empirent. Ta douce lettre m’a charmé. Mon rêve et ma récompense, après cette laborieuse année, c’est de vous aller retrouver là-bas. Cependant je ne puis dire encore quand. J’ai un voyage à faire d’abord, soit aux Pyrénées, soit à la Moselle ; voyage de santé qui me remettra un peu les yeux ; voyage de travail aussi, tu sais, comme tous mes voyages. Après, mon butin fait, ma gerbe liée, j’irai vous embrasser tous, mes bien-aimés. Le bon Dieu me doit bien cela.

J’ai passé hier dimanche la journée avec Charles à la campagne, dans une île sur la Marne, partie arrangée par ce bon docteur Parent, qui nous a amusés et reposés. Charles travaille, dis-le à ta bonne mère ; dis-lui aussi que je reçois d’elle en ce moment une bonne petite lettre à laquelle je répondrai bientôt.

J’avais écrit dernièrement à ton excellent mari pour lui recommander un architecte ; mais les travaux du théâtre ont été adjugés et je présume que le porteur de ma lettre aura jugé inutile le voyage du Havre. Embrasse bien ton Charles pour moi. à lui aussi j’écrirai prochainement.

La somnambule a lu, en effet, mais avec beaucoup de peine et d’une manière trouble et confuse, lettre à lettre. Les journaux ont fort amplifié la chose. Je vous la conterai en détail. Le fait n’en est pas moins étrange et donne à penser.

À bientôt, ma fille chérie. Écris-moi souvent. Écris aussi à Mlle  Louise Bertin qui t’a écrit et n’a pas de réponse de toi. Je te recommande cela. Elle vous aime tant, et si bien. Je t’embrasse bien tendrement. Je vous embrasse tous. Soyez bien heureux, mes bien-aimés !

Mille amitiés à Auguste Vacquerie et à M. Regnauld[20].


À Adèle[21].


[1843.]

Sais-tu, ma Dédé, que tu m’as écrit une charmante lettre ? Il faut m’écrire ainsi très souvent. Je te répondrai le plus que je pourrai. Ta mère et Didine sont deux paresseuses. Gronde-les, parce qu’elles ne m’ont pas écrit, et puis embrasse-les, parce que je les aime.

Vous me manquez bien tous, allez, mes bien-aimés. Je suis ici comme une pauvre âme en peine. Je travaille beaucoup, et je pense à vous encore plus. Ma Didine est heureuse, votre mère est contente, vous êtes joyeux. Ces idées-là me consolent et me remplissent de douceur.

Il faut, ma Dédé, bien t’amuser et me donner, quand tu m’écriras, des nouvelles de Cocotte. Il faut un peu travailler aussi, car le bon Dieu aime les petites filles qui travaillent, et les regarde faire. Il faut aussi corriger ton bégaiement. En t’observant bien, tu y parviendras. Une petite fille peut bégayer, mais il ne faut pas qu’une jeune fille bégaie. En un an, tu peux, si tu le veux, réformer cela. Adieu, mon ange chéri, je t’embrasse et je t’embrasse encore.

Ton petit père.
V.
Embrasse pour moi ta bonne mère et ma Didine et dis-leur de m’écrire[22].
À Madame Victor Hugo, au Havre.


Paris, mardi 18 juillet 1843.

Bien m’en a pris, chère amie, de partir du Havre lundi dernier, car les billets en question étaient déjà en souffrance, et je n’ai pu avoir mon argent qu’avec une peine extrême. J’ai été obligé de retarder mon départ, et j’ai passé huit jours en démarches fort ennuyeuses. Enfin j’ai réussi et je puis partir, ce que je vais faire aujourd’hui même. — Je n’en pense pas moins avec une véritable tristesse à ces huit jours que j’aurais pu passer près de toi, mon Adèle vraiment aimée, au milieu de ma chère petite colonie du Havre, et que j’ai été obligé de donner à ces misérables six ou sept cents francs. Les petits déboires de la vie sont souvent en réalité de grands chagrins. Celui-là en est un.

J’ai été si heureux dans cette journée que j’ai passée au Havre ! si parfaitement et si pleinement heureux ! je vous voyais tous pleins de beauté, de vie, de joie et de santé. Je me sentais aimé dans ce milieu rayonnant. Tu étais, toi, parfaitement belle et tu as été bonne, douce et charmante pour moi. Je t’en remercie du fond du cœur.

J’ai vu Charlot presque tous les jours cette semaine. Je vais le voir encore tout à l’heure. Il est en ce moment au concours où il est allé le premier de sa classe, version latine. Je suis bien content de lui en ce moment.

Nous avons passé dimanche la journée ensemble chez Mme  de Villeneuve qui a été charmante et m’a parlé de toi dans les termes les plus affectueux et les plus sentis. C’était la fête de Maisons. Charles s’est fort amusé. Moi, au milieu de toute cette joie, j’étais triste. Je ne pouvais m’empêcher de comparer ce dimanche-là au précédent, et de me dire que l’autre était bien doux, bien heureux et bien complet. Dans un mois Charlot sera près de toi ; dans deux mois je serai avec vous. Je voudrais que ces deux mois fussent déjà écoulés. J’ai besoin de ce voyage pourtant. Adieu, mon Adèle

chérie. Je t’écrirai bientôt où il faudra m’écrire[23].
À Léopoldine et à Charles Vacquerie.


Paris, 18 juillet [1843].

Je suis encore à Paris, ma fille bien-aimée. Ta bonne mère te contera comment. Mais je pars tantôt, et quand tu recevras cette lettre, pense avec tendresse à ton pauvre père qui roulera loin de toi sur la route du Midi. Si tu savais, ma fille, comme je suis enfant quand je songe à toi, mes yeux sont pleins de larmes, je voudrais ne jamais te quitter. Le spectacle de ton bonheur m’a charmé l’autre jour. Ton mari est bon, doux, tendre, aimable, spirituel, aime-le bien. Moi, je l’aime aussi.

Cette journée passée au Havre est un rayon dans ma pensée ; je ne l’oublierai de ma vie. Qu’il m’en a coûté de vous résister à tous ! Mais c’était nécessaire. Je suis parti avec un serrement de cœur. Et le matin, en passant près du bassin, j’ai regardé les fenêtres de ma pauvre chère Didine endormie. Je t’ai bénie et j’ai appelé Dieu sur toi du plus profond de mon cœur. Sois heureuse, ma fille, toujours heureuse, et je serai heureux. Dans deux mois je t’embrasserai. En attendant, écris-moi, ta mère te dira où. Je t’embrasse encore et encore.

V.

J’ai besoin de vous remercier, mon bon Charles, pour le bonheur que vous m’avez donné. Le jour que j’ai passé près de vous m’a ravi. J’ai vu ma fille heureuse par vous, et vous heureux par elle. Songez, mes enfants, que c’est là le paradis. Vivez-y tous les deux jusqu’à la mort.

Je pars aujourd’hui pour le Midi. Ma femme vous dira les affaires et les petits ennuis qui m’ont retenu huit mortels jours à Paris. Dans deux mois nous serons tous réunis. Soyez heureux en m’attendant. C’est tout ce que je vous demande.

Serrez pour moi la main de votre excellent frère et mettez tous mes hommages aux pieds de madame Lefèvre. Si Dieu lui donnait tout le bonheur qu’elle mérite, elle serait aussi heureuse que vous.

Je vous serre les deux mains, mon bon Charles.

À Léopoldine.


Biarritz, 26 juillet [1843].

Je vois ici la mer comme au Havre, mais je la vois sans toi, ma fille bien-aimée. Je me promène sur des grèves, j’admire de magnifiques rochers, mais je me promène sans toi, j’admire sans toi. Je ne sens pas ton bras doucement posé sur le mien. La nature est toujours bien belle, mon enfant, mais elle est vide quand ceux qu’on aime sont absents.

Je suis venu de la Rochelle ici par mer, et, comme je le marque à ta mère, en arrivant à Biarritz j’ai lu dans des journaux que j’étais à Bordeaux et dans d’autres que j’étais en Suisse.

Je passerais ici ma vie si je vous avais tous, c’est un lieu ravissant ; l’océan avec un beau ciel, une plage admirablement déchirée, ce qui donne à la marée tout l’aspect d’une tempête. Mais vous n’y êtes pas, et tout me manque. Je travaille beaucoup. Cela occupe la pensée, sinon le cœur.

Embrasse ton cher mari pour moi, et écris-moi, mon enfant chérie. Ta mère te donnera l’adresse. Mes hommages à madame Lefèvre. Mes amitiés à Auguste Vacquerie. Je t’embrasse encore et toujours[25].


À François-Victor.


Paris, 28 juillet [1843].

C’est le lundi 10 juillet à six heures vingt-cinq minutes du matin que que je t’ai perdu de vue, mon Toto bien-aimé. J’étais sur le paquebot La Normandie qui s’éloignait rapidement vers Honfleur ; toi, tu étais debout sur la jetée du Havre, un pied sur le parapet, le coude sur ton genou, la tête dans ta main, et tu regardais le bateau s’enfuir. Mes yeux, mon enfant chéri, sont restés fixés sur toi jusqu’au moment où tu n’as plus été qu’un petit point noir qui s’est tout à coup évanoui dans la brume profonde de la mer. Je me disais, ce petit point noir, c’est mon enfant, c’est une partie de ma vie, de mon âme et de ma joie ; ce petit point noir, c’est un jeune esprit qui travaille, c’est un cœur qui m’aime. — Et puis, quand tout a disparu, je me suis dit : dans deux mois, ce petit point noir reparaîtra à l’horizon, au lieu de diminuer il grandira, au lieu de s’éloigner, il s’approchera, je reverrai la bonne petite tête que j’aime, et j’embrasserai mon enfant. — N’oublie aucun de ces détails, mon Toto. Voilà les souvenirs dont il faut meubler sa pensée et sa vie. Je pars aujourd’hui. Dans quelques jours j’écrirai d’où je serai, et ta pourras m’écrire à ton tour. Travaille bien, amuse-toi bien, porte-toi bien, aime-moi bien, fais tout bien. Bien est comme Dieu, un mot magique. — Je t’embrasse tendrement[26].


À Charles Vacquerie et à Léopoldine.


San-Sébastian, 31 juillet.

Vous êtes de mes enfants, mon bon Charles, et c’est à vous que j’écris aujourd’hui. Je suis en Espagne, si la Biscaye peut s’appeler Espagne. Le pays est admirable, mais il y a énormément de puces. Quand on va se baigner, on en rapporte de l’océan.

J’espère que vous allez toujours bien au Havre, et que ma petite madame continue d’être une jolie Havraise la plus heureuse du monde. J’espère que votre frère Auguste fait au bord de la mer de ces beaux vers que les grandes choses de la nature donnent aux esprits comme le sien. J’espère que madame Lefèvre passe son été près de vous avec douceur et consolation. Enfin, j’espère que le bon Dieu ne vous refuse là-bas rien de ce que je lui demande ici pour vous, santé, bonheur, prospérité et joie.

Je vous embrasse tendrement.
V.

Je continue avec toi, ma fille chérie, la lettre commencée avec ton mari. Il me semble que je ne change pas d’interlocuteur. Vous êtes un seul cœur dans deux âmes.

Tu trouveras sous ce pli deux dessins. L’un est pour toi, l’autre pour Toto. Choisissez chacun celui que vous voudrez. La prochaine fois j’en enverrai un à ma Dédé. Je la prie de me faire crédit jusque-là. J’ai les yeux un peu malades, et puis sous ce beau ciel espagnol il fait depuis quatre jours beaucoup de brouillard, ce dont ces deux dessins se ressentent.

J’espère que vous avez beau temps là-bas. Quant à moi, j’étudie la langue basque, et je me promène au bord de la mer. Je ne puis voir à la nuit tombante la lame briser à mes pieds sur le sable sans songer qu’il n’y a qu’une flaque d’eau entre toi et moi. Hélas, cette flaque d’eau est l’océan.

Du reste, mon voyage est plein d’intérêt. Le moment est des plus curieux pour voir l’Espagne. J’écris toujours mon journal. Tu liras tout cela quelque jour.

Écrivez-moi toujours à Pau. Et puis viens que je t’embrasse, ma chère fille bien-aimée.


1er août.

J’apprends à l’instant que le courrier de ce pays sauvage ne partira pas pour la France avant demain 2 août. Je rouvre ma lettre et j’en profite pour te dire encore quelques mots. Un peu de papier blanc à remplir, c’est comme quelques minutes de répit avant l’adieu. Cela est précieux. Causons donc quelques instants encore, ma fillette chérie. Il me semble que je vois là ton doux regard posé sur moi et qui me dit : Oui, mon petit papa.

Et puis, pendant que je parle ainsi, voici mon papier qui se remplit ; à peine s’il m’en reste quelques lignes. Dis à ta bonne mère que je viens d’écrire à notre Charlot. J’espère que la fin d’année lui sera bonne. Chère enfant, je voudrais être à six semaines d’ici et vous avoir tous à la fois dans mes bras et sur mes genoux.

L’un des deux dessins représente le Port du Passage, admirable endroit à deux lieues d’ici[27].


À Charles[28].


Saint-Sébastien, 31 juillet 1843.

C’est avec bien du plaisir, mon Charlot, que je tiens la promesse que je t’ai faite d’écrire à M. Henri Didier. M. Didier est un digne et noble jeune homme qui a du cœur, de l’âme et de l’esprit, les trois rayons de l’intelligence. J’ai toute confiance en lui, et je l’aime parce qu’il t’aime. C’est lui qui te remettra cette lettre.

Je suis ici à peu près en Espagne, étudiant une grammaire basque qui m’a coûté quatre réaux, et parlant espagnol avec les curés et les servantes d’auberge comme si je n’avais fait autre chose toute ma vie. Je n’étais pas en Espagne depuis deux heures que tout mon espagnol de 1813 me revenait, et je me suis remis à barboter en plein castillan comme un poisson vivant qu’on rejette à l’eau et qui se remet à nager. M. Didier te dira quel beau pays je vois ; et toi, mon Charlot, que fais-tu ? tu es plein d’ardeur, n’est-ce pas ? tu continues les concours. N’oublie pas de m’écrire à Pau les résultats que tu sauras.

Hier c’était dimanche. J’ai bien songé à toi. Il y avait un gros brouillard sur la ville. Je me promenais tout seul au bord de la mer, et je me disais : Il y a quinze jours, j’étais à Maisons avec mon Charlot. Il faisait un beau soleil, et nous avions le cœur plein de joie.

Pense à moi de ton côté, mon enfant chéri. Tu es mon bonheur dès à présent, je veux que tu sois un jour mon orgueil.

Je t’embrasse bien fort.


À Léopoldine.


Tolosa, 9 août [1843].

Au moment d’écrire je me dis : c’est aujourd’hui le tour de Dédé, et j’écris à Dédé, et puis j’écris à Didine, et puis j’écris à Toto. C’est toujours le tour de tous. Vois-tu, ma fille chérie, une lettre qui partirait sans un mot pour toi ne serait pas une vraie image de mon cœur. Je pense à toi sans cesse ; il faut bien que je t’écrive toujours.

Je continue mon voyage dans ce pays inconnu et admirable. J’ai dit le premier que l’Espagne était une Chine. Personne ne sait ce que contient cette Espagne. Moi-même je suis honteux d’y entrer si peu et d’en sortir si vite. Il faudrait ici, non des jours, mais des semaines, non des semaines, mais des mois, non des mois, mais des années. Je n’ai visité que quelques montagnes, et je suis dans l’éblouissement.

Je te conterai tout cela, ma bien-aimée fille, quand je serai au Havre et quand tu seras à Paris. Cela remplira nos causeries après dîner. Tu sais, ces bonnes causeries qui étaient un des charmes de ma vie. Nous en ferons encore. Car je veux bien que tu sois heureuse sans moi, mais moi je ne puis être heureux sans toi. J’embrasse ton mari, et toi, et lui, et toi encore.

À François-Victor[31].


Tolosa, 9 août [1843].

Vois-tu cette petite fleur, mon Toto bien-aimé ? il a fallu toute une grande montagne pour la faire. C’est l’image de la poésie en ce monde. La poésie est une chose exquise et délicate, et il faut un grand cœur pour la produire.

Depuis quelques jours j’avais cette montagne devant ma fenêtre, une côte aride, sauvage, pleine de rochers semés de bruyères courtes. Je me doutais qu’il y avait quelque chose en haut. Je me décide un matin à y monter, malgré l’escarpement, le soleil, la chaleur. J’ai trouvé en haut cette petite fleur.

Il n’y avait que cette fleur. La montagne se terminait par un plateau étroit semé de roches nues. Au plus haut d’une de ces roches, dans un creux abrité du vent, cette petite fleur croissait. Toute la grâce de la montagne était là. Je l’ai cueillie, et je te l’envoie. Je sais, mon enfant adoré, que tu la garderas.

Garde aussi à jamais dans ton cœur l’amour de Dieu, de la nature, de ta mère et de ton père. Que ces quatre sentiments n’en fassent qu’un. Être intelligent, c’est être bon. Être bon, c’est être tout.

Je t’embrasse tendrement, cher, bien cher enfant[32].


À Léopoldine.


Pierrefitte, 17 août [1843].

Si tu avais pu me voir, ma fille chérie, quand j’ai ouvert ta lettre, tu aurais été heureuse, car je sais, je sens combien tu m’aimes. J’aurais voulu que tu pusses voir ma joie. J’étais depuis si longtemps sans nouvelles de vous tous !

Tu as raison, le bon Dieu devrait transporter le Havre et la place Royale à Biarritz. Le ciel et la mer sont là dans toute leur beauté. Nous y serions, nous, dans tout notre bonheur.

Je suis maintenant dans les Pyrénées, autres merveilles. Je vais boire un peu de soufre pour mes rhumatismes de l’an dernier. Du reste je passe ma vie à admirer. Que la création est belle ! On ne peut pas se déplacer sans s’extasier à chaque pas. Avant-hier je voyais la mer, hier l’Espagne, aujourd’hui les montagnes. Tout cela est beau, beau différemment, mais également.

Admirons, ma fille chérie, mais n’oublions pas qu’admirer ne vaut pas aimer. Aimons surtout. On n’a pas besoin de te dire cela à toi qui as tous les amours à la fois. Dis à ton Charles que j’ai été bien charmé de son petit mot. Je sais qu’il a le cœur noble et l’esprit élevé. Vous vous entendrez toujours. Se comprendre, c’est s’aimer. Je t’embrasse du fond de mon cœur. Dans un mois !

Écris-moi toujours à Pau. Mille amitiés à Auguste Vacquerie[33].


À Léopoldine.


Luz, 25 août [1843].

J’écris à ta mère, ma fille chérie, la tournée que je fais dans ces montagnes. Je t’envoie au dos de cette lettre un petit gribouillis qui te donnera quelque idée des choses que je vois tous les jours, qui me paraissent bien belles, et qui me sembleraient bien plus belles encore, chère enfant, si je les voyais avec toi. Ce qui te surprendra, c’est que l’espèce de ruine qui est au bas de la montagne n’est point une ruine : c’est un rocher. Les Pyrénées sont pleines de ces blocs étranges qui imitent des édifices écroulés. Les Pyrénées elles-mêmes, au reste, ne sont qu’un grand édifice écroulé.

Les deux triangles blancs que tu vois dans les entre-deux des montagnes sont de la neige. Dans certaines Pyrénées, et particulièrement sur le Vignemale, la neige prend son niveau comme l’océan.

Je prends les eaux, mais j’ai toujours les yeux malades. Il est vrai que je travaille beaucoup. Je pourrais dire sans cesse. Mais c’est ma vie. Travailler, c’est m’occuper de vous tous.

Tu as maintenant deux Charles pour te rendre heureuse. Avant peu tu auras aussi ton père. Donc, continue d’engraisser, de rire et de te bien porter. Rayonne, mon enfant. Tu es dans l’âge.

Je charge ta mère de mes souvenirs pour madame Lefèvre et monsieur Regnauld. Et puis je t’embrasse, ton Charles et toi, du fond du cœur.

Écris-moi maintenant à La Rochelle poste restante.

Fais souvenir ta bonne mère, qui est un peu distraite, que c’est à La Rochelle qu’il faut m’écrire désormais[34].
À Toto[35].


Luz, 25 août [1843].

J’étais hier, mon cher petit Toto, au bord d’un lac vert et charmant qui est à quatre mille pieds de hauteur dans la montagne et qui a douze cent cinquante pieds de profondeur. Rien de plus gracieux et de plus joli que ce lac. — L’eau en est glaciale. — Si l’on y tombe, on est mort. — C’est ce qui est arrivé il y a deux ans à deux jeunes mariés dont le tombeau est au bord du lac sur un rocher. J’y ai cueilli cette petite fleur. Je te l’envoie pour la joindre à l’autre. Celle-ci s’appelle une cinéraire. Elle est bien nommée, comme tu vois, venant sur un tombeau. Le lac s’appelle le lac de Gaube.

À propos d’eau froide, garde-toi bien, cher enfant, de l’eau de la mer, à moins que M. Louis[36] ne te permette d’en prendre des bains chauds. As-tu songé à le lui demander ? Il faudrait lui écrire pour cela.

Moi, je prends toujours des bains de soufre en compagnie d’une foule de lions qui viennent de Paris et d’ours qui viennent de la montagne. Les lions ont des gants jaunes, les ours ont la chaîne au cou ; les ours ont l’air philosophe, les lions ont l’air bête. On fait danser les ours et les lions les regardent ; si les ours n’avaient pas la chaîne au cou et la muselière au nez, ce sont eux qui feraient danser les lions.

Tout cela veut dire, mon enfant chéri, que je veux te faire rire et que je t’aime. Porte-toi bien, soigne-toi bien, aime-moi bien. Le petit point noir va bientôt approcher.

C’est maintenant à La Rochelle, poste restante, qu’il faut m’écrire. Je te charge, mon Toto, de le rappeler à tout le monde[37].


À Madame Victor Hugo.


Cognac, 2 septembre 1843.

Je t’écris, chère amie, un mot en toute hâte. Depuis huit jours, je voyage jour et nuit sans m’arrêter, ni me reposer un instant. J’ai quitté les Pyrénées, j’ai visité Tarbes, Auch, Agen, Bergerac, Périgueux, Angoulême, Jarnac, et je vais à Saintes, puis à la Rochelle, où je compte trouver de bonnes lettres de toi et de vous tous, mes bien-aimés. Je n’écris qu’à toi aujourd’hui, car j’ai les yeux brûlés par la route blanche de poussière et de soleil ; et puis, je sais que ce qui est à toi est à tous, tu es la mère. Cette lettre est donc pour tous parce qu’elle est pour toi.

J’ai reçu à Luz une bonne petite lettre de ma Didine chérie. Cette lettre était, comme toujours, pleine de tendresse et de bonheur. Et puis, j’en ai eu aussi une de mon pauvre Charlot. Cette fin d’année n’a pas répondu à nos espérances et à son travail ; il faut qu’il s’arme d’un nouveau courage pour l’année prochaine. Les gens de cœur peuvent s’éclipser, mais non s’éteindre ! Il faut donc reparaître, entends-tu, mon Charlot bien-aimé. En attendant, amuse-toi. Et toi aussi, mon Toto chéri, et toi aussi, mon petit ange de Dédé. La saison du travail approche ; mettez à profit la saison de la joie.

Dans peu, je serai des vôtres. Encore douze ou quinze jours, et je vous embrasserai tous, et nous serons réunis. Je vous raconterai toutes mes aventures. Vous me direz, comme quand vous étiez tous les quatre ensemble sur mes genoux, toutes vos pensées, toutes vos joies, tous vos désirs. Mon Toto me fera cent questions et je lui ferai deux cents réponses. Porte-toi bien, mon Toto.

Chère amie, ma prochaine arrivée va rendre mes lettres un peu plus rares ; ne t’en étonne pas. Vous écrire n’est que l’ombre d’une douce chose ; ce que je veux, c’est vous embrasser et vous avoir.

À bientôt donc, mes bien-aimés.


À Madame Victor Hugo[38]


10 septembre [1843].

Chère amie, ma femme bien-aimée, pauvre mère éprouvée, que te dire ? Je viens de lire un journal par hasard. Ô mon Dieu ! que vous ai-je fait ! J’ai le cœur brisé... Je n’irai pas jusqu’à La Rochelle... Il me tarde de pleurer avec toi et avec mes trois pauvres enfants bien-aimés… Mon Adèle chérie, que ces affreux coups du moins resserrent et rapprochent nos cœurs

qui s’aiment...[39]
À Mademoiselle Louise Bertin, aux Roches.


Samedi, 10 septembre[40] [1843].

Chère mademoiselle Louise, je souffre, j’ai le cœur brisé ; vous le voyez, c’est mon tour. J’ai besoin de vous écrire, à vous qui l’aimiez comme une autre mère. Elle vous aimait bien aussi, vous le savez.

Hier, je venais de faire une grande course à pied au soleil dans les marais ; j’étais las, j’avais soif, j’arrive à un village qu’on appelle, je crois, Soubise, et j’entre dans un café. On m’apporte de la bière et un journal, le Siècle[41]. J’ai lu. C’est ainsi que j’ai appris que la moitié de ma vie et de mon cœur était morte.

J’aimais cette pauvre enfant plus que les mots ne peuvent le dire. Vous vous rappelez comme elle était charmante. C’était la plus douce et la plus gracieuse femme. Ô mon Dieu, que vous ai-je fait ! Elle était trop heureuse, elle avait tout, la beauté, l’esprit, la jeunesse, l’amour. Ce bonheur complet me faisait trembler. J’acceptais l’éloignement où j’étais d’elle afin qu’il lui manquât quelque chose. Il faut toujours un nuage. Celui-là n’a pas suffi. Dieu ne veut pas qu’on ait le paradis sur la terre. Il l’a reprise. Oh ! mon pauvre ange, dire que je ne la verrai plus !

Pardonnez-moi, je vous écris dans le désespoir. Mais cela me soulage. Vous êtes si bonne, vous avez l’âme si haute, vous me comprendrez, n’est-ce pas ? Moi, je vous aime du fond du cœur et, quand je souffre, je vais à vous.

J’arriverai à Paris presque en même temps que cette lettre. Ma pauvre femme et mes pauvres enfants ont bien besoin de moi.

Je mets tous mes respects à vos pieds.

Victor Hugo.

Mes amitiés à mon bon Armand. Que Dieu le préserve et qu’il ne

souffre jamais ce que je souffre.
À Louis Boulanger.


Samedi, 10 septembre [1843].

Cher Louis, j’avais commencé à vous écrire une longue lettre et je vous écris quatre lignes. Vous savez. Je vous écris dans le désespoir. Vous êtes mon ami, il faut bien que je partage cette douleur avec vous. Dieu nous a repris l’âme de notre vie et de notre maison. Ô pauvre enfant, pauvre ange, elle était trop heureuse. J’avais donc raison dans mes rêveries qui étaient si souvent attachées sur elle, d’être effrayé de tant de bonheur. Cher Louis, aimez-moi. J’accours à Paris, mais j’ai voulu vous écrire. Hélas ! j’ai le cœur navré[42].


À Paul Foucher.


16 septembre 1843.

Mon pauvre Paul, mon bon Paul, tes vers sont déchirants et ravissants à la fois ; ils m’ont remué les entrailles, je t’en remercie, mais je ne puis me séparer de ce portrait. Figure-toi, mon pauvre ami, qu’elle l’avait fait faire pour moi, qu’elle allait tous les jours avant son mariage chez M. Édouard Dubufe[43] pour cela, qu’elle me l’a donné avec son dernier adieu ; je l’avais couché dans le lit comme mon enfant, comme mon trésor : en arrivant, c’est la première chose que j’ai cherchée ; ne le trouvant pas, j’ai tout remué dans ma chambre ! comprends cela, pardonne-moi, après tes charmants vers, je ne devrais rien te refuser ; je te refuse pourtant ce portrait ; pardonne-moi ; c’est mon ange, vois-tu, il faut qu’elle soit près de

moi[44].
À Victor Pavie.


Paris, 17 septembre [1843].

Je ne vis plus, mon pauvre ami, je ne pense plus ; je souffre, j’ai l’œil fixé sur le ciel, j’attends. Que de belles et touchantes choses vous me dites ! Les cœurs comme le vôtre comprennent tout parce qu’ils contiennent tout. Hélas ! quel ange j’ai perdu !

Soyez heureux ! Soyez béni ! Ma bénédiction doit être agréable à Dieu, car près de lui les pauvres sont riches et les malheureux sont puissants.

Je vous serre tendrement la main.

V. H.


À Alphonse Karr, à Sainte-Adresse.


Paris, 18 septembre 1843.

Vous m’avez fait pleurer dans ce moment horrible[45] ; vous m’avez déchiré et soulagé ; merci, cher et noble Alphonse Karr. Vous avez un grand cœur ; vous avez bien parlé d’elle et de lui. Ma pauvre fille bien-aimée ! vous figurez-vous cela que je ne la verrai plus ?


À Édouard Thierry[46].


25 septembre 1843.

Nous voilà frappés tous les deux presque au même moment, vous dans votre père, moi dans ma fille. Que me diriez-vous et que pourrais-je vous dire ? Abaissons-nous sous la main qui brise. Pleurons ensemble. Espérons ensemble. La mort a des révélations ; les grands coups qui ouvrent le cœur ouvrent aussi l’esprit ; la lumière pénètre en nous en même temps que la douleur. Quant à moi, je crois ; j’attends une autre vie. Comment n’y croirais-je pas ? Ma fille était une âme ; cette âme, je l’ai vue, je l’ai touchée pour ainsi dire, elle est restée dix-huit ans près de moi, et j’ai encore le regard plein de son rayonnement ; dans ce monde même elle vivait visiblement de la vie supérieure. C’est donc de l’espérance que je vous apporte. Accueillez-la avec douceur. Vous savez que je suis votre ami. Votre ami accablé et cependant tourné vers Dieu. Je souffre comme vous, espérez comme moi.

Je vous serre cordialement la main.

V. H.[47]


Madame la Vtesse Victor Hugo,
rue de Savoie, au Chalet, Versailles[48].
Montargis, 3 octobre [1843].

Je compte toujours, chère amie, être à Paris jeudi, et j’espère vous y trouver. Quoique je ne vous aie quittés que depuis bien peu de jours, j’ai déjà le besoin de vous revoir tous. Si pourtant il t’est agréable ainsi qu’aux enfants de rester à Versailles près de notre bonne Julie[49] jusqu’à samedi, je ne m’y oppose pas ; j’irai vous y voir ; ce qui vous plaît me plaît. Seulement il faut faire en sorte qu’en arrivant à Paris jeudi, je trouve un mot de toi, afin que je puisse, si j’arrive d’assez bonne heure, aller dîner avec vous. Tu sais combien le coup qui vient de nous frapper m’a rendu faible et craintif, et je ne voudrais pas vous revoir un vendredi.

Depuis samedi, chère amie, je pense à toi, et je t’envoie des consolations, et à notre fille bien-aimée, et je lui envoie des prières. Elle est heureuse, elle nous voit, et nous la reverrons. Ne doute pas de cela. Mets-toi ces trois pensées dans le cœur, pauvre amie. Tu te sentiras apaisée.

Ayez soin de votre bonne mère, mes enfants bien-aimés. Nous n’avons plus que vous au monde. Aimez votre mère pour quatre. Votre douce sœur vous a légué un héritage d’amour. Il faut vous le partager. — Je vous embrasse tous bien tendrement, toi, mon Charlot, toi, mon Toto, toi, ma Dédé, et je te défends de bégayer, chère petite bien-aimée. Embrassez pour moi votre excellente mère et votre bonne tante et votre bon oncle Abel.

À bientôt, chère amie.

V.

À jeudi. Toutes mes amitiés à Zoé[50]. — Charles et toi avez emporté mon parapluie samedi. Je te le recommande. Il est facile à reconnaître. Le manche est en bois naturel, noueux et jaune. Aies-en soin, qu’il ne se perde pas. — À jeudi[51].

  1. Inédite.
  2. Le rôle de Proserpine.
  3. Vers écrits pour faire graver sur la tombe d’un enfant que venait de perdre Mme  Lefèvre. Ils sont datés dans le manuscrit 11 mai 1843 et ont paru dans les Contemplations sous le titre : Épitaphe.
  4. Proserpine, drame en vers publié dans Mes premières années de Paris, en 1872.
  5. Bibliothèque Nationale.
  6. Léopoldine avait épousé, le 15 février 1843, Charles Vacquerie, armateur au Havre, frère d’Auguste Vacquerie.
  7. Voici ces vers dits par Job à Régina et à Otbert dont il veut favoriser la fuite :
    Il faut me dire
    Un dernier mot d’amour dans un dernier sourire.

    Que deviendrai-je, hélas ! quand vous serez partis ?
    Quand mon passé, mes maux toujours appesantis,

    Vont retomber sur moi ?
    (À Régina)
    Car, vois-tu, ma colombe,
    Je soulève un moment ce poids, puis il retombe !
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Vous êtes heureux, vous ! Quand on s’aime, à votre âge.

    Qu’importe un vieux qui pleure ! — Ah ! vous avez vingt ans !
    Moi, Dieu ne peut vouloir que je souffre longtemps.

  8. Archives de la famille de Victor Hugo.
  9. Charles Vacquerie venait de perdre son père.
  10. Archives de la famille de Victor Hugo.
  11. Mère d’Auguste et Charles Vacquerie
  12. Archives de la famille de Victor Hugo.
  13. Prosodie de l’École moderne.
  14. Lettre publiée par Wilhem Ténint dans la Prosodie de l’École moderne.
  15. Archives de la famille de Victor Hugo.
  16. À propos du drame les Burgraves, où il est question d’un enfant qu’auraient enlevé les juifs pour l’égorger dans leur sabbat. Acte II. — Lettre publiée en partie dans les Archives Israélites de France, n° 6 de juin 1843.
  17. Archives de la famille de Victor Hugo.
  18. Arsène Houssaye (1815-1896), poète, romancier, critique d’art et de littérature, historien et auteur dramatique, publia plus de trente volumes. Il fut administrateur de la Comédie-Française de 1848 à 1856. En 1855 il publia l’Histoire du 41e fauteuil. En 1859 il dirigea le journal l’Artiste et plus tard la Presse.
  19. Édouard Ourliac, romancier et journaliste, collabora à l’Artiste, au Figaro, à la Presse ; de romantique et indépendant, il devint, à la suite de déceptions dans sa vie privée, très austère et très religieux, et fut un collaborateur assidu de l’Univers.
  20. Archives de la famille de Victor Hugo.
  21. Inédite.
  22. Collection Louis Barthou.
  23. Bibliothèque Nationale.
  24. Archives de la famille de Victor Hugo.
  25. Archives de la famille de Victor Hugo.
  26. Archives de la famille de Victor Hugo. Revue Hebdomadaire, Juin 1935.
  27. Archives de la famille de Victor Hugo.
  28. Inédite.
  29. Bibliothèque Nationale.
  30. Archives de la famille de Victor Hugo.
  31. Inédite.
  32. Collection Louis Barthou.
  33. Archives de la famille de Victor Hugo.
  34. Archives de la famille de Victor Hugo.
  35. Inédite.
  36. Le docteur Louis, médecin de l’Hôtel-Dieu et de la Pitié, était connu par ses recherches sur la fièvre typhoïde.
  37. Collection Louis Barthou.
  38. Première lettre écrite par Victor Hugo en apprenant la mort de sa fille Léopoldine, noyée avec son mari, à Villequier. Rappelons cette catastrophe : sous un coup de vent, la barque où ils étaient avec leur oncle et leur jeune cousin chavira et coula ; Léopoldine s’y cramponna. Six fois Charles Vacquerie, bon nageur, remonta à la surface pour appeler ; voyant que personne ne venait à leur secours, il plongea une dernière fois et, désespérant de faire lâcher prise à sa femme, ne pouvant la sauver, il voulut mourir avec elle. On rapporta à Villequier quatre cadavres ; le frère de madame Vacquerie et un jeune neveu accompagnaient Charles Vacquerie et sa femme.
  39. Maison de Victor Hugo.
  40. Victor Hugo, dans son trouble, s’est trompé de jour ; le 10 septembre 1843 était un dimanche. Cette erreur se répète à la lettre suivante, à Louis Boulanger.
  41. Le Siècle du dimanche 10 septembre (il post-datait d’un jour comme tous les journaux d’alors) donnait, sous la signature d’Alphonse Karr, de nombreux détails sur la catastrophe de Villequier.
  42. Archives de la famille de Victor Hugo.
  43. Édouard Dubufe, peintre de talent, se consacra d’abord à la peinture religieuse, puis se spécialisa dans le portrait. Celui de Léopoldine est à la Maison de Victor Hugo.
  44. Collection de M. Armand Godoy.
  45. Alphonse Karr avait, dans les Guêpes, reproduit le récit qu’il avait publié dans le Siècle sur la mort de Léopoldine et de son mari.
  46. Édouard Thierry s’essaya d’abord dans la poésie ; il s’orienta en 1836 vers la critique dramatique : puis il sollicita l’appui de Victor Hugo pour obtenir une place de bibliothécaire à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève, à l’Institut. Le poète s’entremit près de Villemain, mais échoua. Édouard Thierry devint en 1859 administrateur du Théâtre-Français et renoua à ce titre les relations interrompues ; mais si différentes de ton sont les lettres qu’il envoyait au proscrit en 1867, à la reprise d’Hernani, qu’on a peine à se figurer qu’il s’agit du même personnage confiant et enthousiaste d’avant l’empire.
  47. Collationnée sur un brouillon de la main de Victor Hugo. Archives de la famille de Victor Hugo.
  48. Inédite.
  49. Chez Abel Hugo et sa femme.
  50. Zoé de Montferrier, sœur de Mme  Abel Hugo.
  51. Bibliothèque Nationale.