Correspondance de Victor Hugo/1844

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(tome 1p. 616-618).
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1844.


À M. Harel[1].


[Janvier 1844.]

Il me semble , mon cher monsieur Harel, que mon mot : et ce sera ta mort n’est décidément pas assez sublime et ne répond pas à l’attente du public en un pareil moment. L’effet, — qu’en dites-vous ? — me paraît entier après le serment de Gilbert[2], et le susdit mot sublime est plutôt un accroc qu’autre chose. Pour ne faire dire qu’un mot, et pour le faire dire par mademoiselle George, il faudrait vraiment trouver un beau mot. Or je ne trouve rien. Supprimons donc, et laissons tomber le rideau sur le serment de Gilbert qui, hier, a produit, vous vous en souvenez, une sensation complète. Mais d’abord, et avant tout, est-ce votre avis ? est-ce l’avis de mademoiselle George[3] ? Si vous le pensiez tous les deux comme moi, seriez-vous assez bon, comme je ne pourrai peut-être pas aller ce soir à l’Odéon, pour avertir de ma part M. Bouchet[4] et pour faire donner les ordres nécessaires à la chute du rideau immédiatement après le serment prononcé, tout le monde restant tableau.

Pardon de vous parler argot à vous qui parlez si bon français. Pardon aussi de vous déranger pour si peu. Très prochainement j’irai vous serrer la main et mettre toutes mes admirations aux pieds de ma grande actrice.

Victor Hugo.
Ce vendredi matin.

Il va sans dire que nous ne supprimons le mot que si cette suppression convient tout à fait à mademoiselle George[5].


À Monsieur F. Marbeau,
membre du Comité de la statue du maréchal Brune.
Mars 1844.

Excusez-moi, monsieur, d’avoir tant tardé à vous écrire ; j’avais les yeux fort malades au moment où votre lettre m’est parvenue, et je tenais à vous répondre de ma main.

Maintenant, ma réponse, la voici. J’avais quatorze ans et j’étais un pauvre petit écolier imprégné de je ne sais quel esprit de parti quand j’ai fait l’absurde et cruel vers dont vous vous plaignez si légitimement[6]. Ce vers, je l’ai jugé comme vous, plus sévèrement encore que vous.

Il n’a jamais été imprimé dans aucune édition de mes œuvres[7]. Il est resté dans la petite brochure violente et oubliée d’où je regrette qu’une mémoire malheureuse l’ait momentanément tiré.

Vous pouvez faire, monsieur, de ma réponse ce qu’il vous plaira. Plus que personne je plains et j’honore l’illustre maréchal Brune. Depuis près de vingt ans toute haine patriotique, tout préjugé de faction a disparu de mon esprit. Quand j’étais enfant, j’appartenais aux partis. Depuis que je suis homme, j’appartiens à la France.

Je vous remercie, monsieur, d’avoir provoqué cette explication ; je vous la donne avec empressement et joie.


À Monsieur Charles de Lacretelle.


Paris, 9 juillet 1844.

Votre excellente lettre, mon cher et vénérable ami, m’a fait un bien que je ne saurais vous dire. Dans cette mélancolie profonde où je suis, c’est un grand encouragement à porter la vie que la contemplation d’une âme de vieillard, belle, forte et sereine comme la vôtre. Il est doux et utile en même temps à nous, hommes plus jeunes, que la providence afflige et éprouve, d’arrêter notre pensée sur votre tête couverte de cheveux blancs, sur votre esprit plein de toutes les sagesses. Vous aussi vous avez vécu, vous avez lutté, vous avez souffert. Là où j’ai des plaies, vous avez des cicatrices. Aujourd’hui vous êtes calme, satisfait, résigné et heureux, et vous regardez avec douceur ce ciel majestueux d’où tombent sur nous tous les rayons qui éclairent nos yeux et tous les malheurs qui éclairent notre âme. Car cela n’est que trop vrai, le malheur est une clarté. Que de choses j’ai vues en moi et hors de moi depuis que je souffre ! La plus haute espérance sort du deuil le plus profond, remercions Dieu de nous avoir donné le droit de souffrir, puisque c’était nous donner le droit d’espérer.

Pour vous, mon respectable et excellent ami, vous êtes heureux dès à présent, dès ici-bas. Votre belle et noble vieillesse participe de ces joies promises à ceux qui sont élus. Qu’est-ce que l’éternité bienheureuse pourrait vous donner de meilleur que cette noble et charmante femme qui vous aime et qui vous admire, que ces doux et bons et nobles enfants que vous faites heureux et qui vous font heureux ? Dieu est juste. Il vous a commencé votre ciel sur la terre. Vous ne mourrez pas, vous continuerez.


À Madame la princesse Mestscherski[8].


Paris, le 11 novembre 1844.

On ne console pas une mère, madame, on pleure avec elle[9]. Quelles paroles ajouter à tout ce qui se passe dans l’âme d’une mère tendre et sublime comme vous ?

C’était un beau talent parmi les hommes ; c’est une âme radieuse dans le ciel. Il avait tout reçu de la providence ; rien ne lui avait été refusé. Il était en toute chose digne d’envie et de tendresse ; c’était une nature d’exception, Dieu avait dérangé, pour nous le donner, l’ordre habituel des choses ; il l’a dérangé aussi pour nous l’enlever. Que sa volonté soit faite ! mais, hélas ! les cœurs des mères sont brisés.

Accueillez, madame la princesse, ma profonde douleur.


À Victor Pavie.


[Novembre 1844.]

Hélas ! quel triste écho votre cœur éveille dans le mien ! Vous en êtes, comme moi, à la grande douleur de la vie[10]. Voir sa fleur tomber, voir mourir son avenir, voir son espérance se transformer en désespoir ! Hélas ! c’est ce que je n’eusse souhaité à aucun de mes pires ennemis ! Pourquoi la providence envoie-t-elle cette angoisse à l’un de mes plus chers et de mes meilleurs amis ?... Répétons ce grand mot : Ailleurs !

Mettez-moi aux pieds de la pauvre mère.

V.
  1. Inédite.
  2. Marie Tudor. Deuxième journée. À la reprise de ce drame, en 1844 , à l’Odéon, on supprima la scène finale du 2e acte, où L’arrivée du bourreau avait soulevé de violentes critiques à la création, en 1833.
  3. Harel et Mlle George demandèrent le maintien des mots qui « sans être précisément sublimes comme tant d’autres du drame, sont dramatiques, à effet, et entr’ouvrent à merveille l’acte suivant ». (Lettre de Harel.)
  4. M. Bouchet jouait Gilbert.
  5. Collection Louis Barthou.
  6. Voici ce vers publié en 1819 dans une plaquette intitulée : Le télégraphe :
    Et s’il fut plus d’un Brune, il est un Macdonald.
  7. Le télégraphe n’a été inséré qu’en 1912 dans l’Appendice des Odes et Ballades. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  8. La princesse Mestscherski était connue surtout comme traductrice d’ouvrages d’exégèse en langue russe.
  9. Le prince Elim Mestscherski, poète, auteur des Roses noires, venait de mourir.
  10. Mort d’un jeune enfant de Victor Pavie, Élisabeth Pavie.