Correspondance de Victor Hugo/1845

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1845.


À Monsieur Deschamps,
Ministre des travaux publics, à Bruxelles.


Paris, 27 janvier 1845.

Rien ne pouvait, monsieur le ministre et ancien ami, me toucher plus vivement que votre souvenir. Vous êtes monté où vous deviez monter, vous servez votre pays, vous faites de nobles et utiles choses, vous vous souvenez de moi, tout est bien.

Vous avez raison de compter sur moi pour l’avenir dont vous me parlez avec tant d’éloquence. Il y a en vous un cœur élevé, il y a en moi une âme sympathique. Nous sommes de la même patrie, nous travaillons en commun pour les mêmes idées.

M. B… vous aura redit notre conversation. Il vous aura redit combien j’abonde dans le sens de vos généreuses vues. Quelque jour, j’espère, il me sera donné d’en causer à cœur ouvert avec vous-même. Ce jour sera peut-être bon et utile à bien des choses, mais surtout il sera doux pour moi.

M. Luthereau qui vous remettra cette lettre, est un homme digne de tout votre intérêt, permettez-moi de vous le recommander. M. Luthereau est tout à la fois un lettré de beaucoup de mérite et un artiste de beaucoup de talent ; il est peintre et écrivain. Par-dessus tout, c’est un cœur honnête et une rare intelligence que je crois propre à toutes les affaires et digne de tous les succès. Que la chaleur de cette recommandation ne vous surprenne pas. Vous savez comme j’aime les lettrés en général et tout lettré en particulier. Je me sens vivre en eux ; quand ils souffrent, je souffre avec eux ; quand ils espèrent, j’espère avec eux ; quand ils travaillent, je suis avec eux. Il me semble que mon cœur a des fibres qui répondent au cœur de chacun d’eux. M. Luthereau est entre tous un de ceux qui m’intéressent le plus vivement.

J’espère, cher et ancien ami, que vos grands travaux vous permettront de continuer cette douce correspondance que vous avez reprise si affectueusement, j’espère que vos grandes idées vous y pousseront. Croyez que je suis

à vous, à votre pays et à votre pensée du fond de l’âme.
À Sainte-Beuve.

Votre lettre me touche et m’émeut[1].

C’est du fond du cœur que je vous remercie de votre remerciement.

V.[2]
28 février 1845.


À Monsieur le comte Alfred de Vigny,
de l’Académie française,
6, rue des Écuries-d’Artois.


[8 mai 1845.]

Je vous écris sur le papier même du scrutin. Vous êtes nommé à 20 voix, au premier tour. Je vous félicite et je nous félicite.

Ex imo corde.
Victor H.


À Théophile Gautier[3].


8 mai [1845].

Mme  Bouclier que vous avez vue, je crois, chez moi, cher Théophile, me presse depuis longtemps à votre sujet, car elle désire ardemment connaître l’homme dont elle aime passionnément la poésie et l’esprit. C’est une personne jolie et aimable. Je serai ce soir jeudi chez elle (rue Neuve-des-Capucines, 13). Vous devriez bien y venir. Mme  Bouclier vous souhaite ; je lui ai presque dit de vous espérer. Si vous êtes libre, venez. J’aurai grande joie à vous serrer la main.

Vous êtes, pour Mme  Bouclier, un charmant poëte ; elle sera pour vous une charmante femme. Je suis déjà de son avis et du vôtre. — Venez donc si vous le pouvez. — Vous savez comme je suis à vous du fond de l’âme et du fond du cœur.

Todo vuestro.


À XXX[4].


[1845.]

Vous rappelez-vous, mon ami, la clameur qui s’éleva lorsque — c’était vers les dernières années de la Restauration — quelqu’un de votre connaissance s’avisa un beau jour, dans je ne sais plus quel journal et à propos de je ne sais plus quelles considérations sur l’art au moyen âge, de hasarder, en présence de tous les mentons rasés de France et d’Europe, une profession de foi nette, explicite et formelle, « sans ambiguïté et sans réticence, » en faveur de la barbe. — « Dieu, disait-il à peu près, si j’ai bonne mémoire. Dieu a voulu faire et a fait la tête de l’homme belle. Il a haussé le front pour y loger l’intelligence ; il a allumé le regard sous l’arcade sourcillière comme la lampe qui veille dans l’antre mystérieux et profond de la pensée ; il a mis dans la narine ouverte et mobile la fierté, le dédain et la passion ; dans la bouche fine et souriante la grâce ; dans les joues transparentes et calmes la dignité ; dans le menton avancé et fermement modelé la sévérité et la réflexion ; sur tout l’ensemble de la physionomie la sérénité puissante de l’âme qui se connaît et se comprend. Or, cette tête de l’homme, cette tête d’Adam que Dieu a faite belle, la société tend à la faire laide. La société, la civilisation, tout cet ensemble de faits compliqués et nécessaires qui résultent tout à la fois du labeur sain et normal de l’intelligence et des aberrations de la liberté morale, laissent leur trace sur la face humaine. Les calculs de l’intérêt y remplacent les spéculations de la pensée ; quand l’hôte est moins grand, la maison se rapetisse ; voici que le front se rétrécit et s’abaisse. Où l’intérêt a remplacé l’intelligence il n’y a plus de fierté ; la narine se resserre ; l’œil se ternit ; la prunelle y est encore, le regard n’y est plus ; il y a toujours la vitre, il n’y a plus la lampe. Le nez s’écrase, s’aplatit, devient camard ou proéminent et tend à s’éloigner de la bouche comme chez la brute ; affligeant indice de stupidité. Une foule d’incommodités et de maladies propres à la civilisation et inconnues à l’état de nature, car les animaux n’ont jamais mal aux mâchoires, attaquent la bouche, flétrissent les lèvres, noircissent les dents, vicient l’haleine. L’œil vient de perdre le regard, la bouche perd le sourire. Enfin le menton se déforme et s’efface, car le menton dans la ligne du profil humain suit la destinée du front dont il est au bas du visage le complément expressif, avançant quand le front se développe, fuyant quand le front se déprime. Triste et humiliante transformation qui s’accomplit fatalement de race en race ! Mais cette transformation Dieu l’avait prévue. Cette laideur de la civilisation qui vient de siècle en siècle se superposer à la beauté de la nature. Dieu d’avance avait voulu la pallier et la masquer, et pour cela il avait donné à l’homme, le jour même où il le créa, ce magnifique cache-sottises, la barbe. Que de choses en effet au grand avantage de la face humaine disparaissent sous la barbe : les joues appauvries, le menton fuyant, les lèvres fanées, les narines mal ouvertes, la distance du nez à la bouche, la bouche qui n’a plus de dents, le sourire qui n’a pas d’esprit. À toutes ces laideurs, dont quelques-unes sont des misères et quelques autres des ridicules, substituez une végétation épaisse et superbe qui encadre et complète le visage en continuant la chevelure, et jugez l’effet ! L’équilibre est rétabli, la beauté revient. Conclusion : il faut qu’une tête d’homme soit bien belle, bien modelée par l’intelligence et bien illuminée par la pensée, pour être belle sans barbe ; il faut qu’une face humaine soit bien laide, bien irrémédiablement déformée et dégradée par les idées étroites de la vie vulgaire, pour être laide avec la barbe. Donc, laissez croître vos barbes, vous tous qui êtes laids, et qui voudriez être beaux ! »

Quand l’écrivain en question eut achevé ces lignes hardies et mémorables, en brave et vaillant qu’il est, il ne recula pas, il ne broncha pas ; un autre, pressentant comme il le pressentait l’orage qui allait éclater sur lui, eût préféré peut-être le repos à la gloire et eût jeté ces quatre pages au feu. Lui, les voyant écrites, les trouva justes et bonnes à publier, et comme un honnête homme qui fait une chose grave, il les signa. Mais quelle que fût son attente, l’événement la dépassa. La chose était plus grave encore qu’il ne l’avait supposé. On tire un moineau et l’on tue une perdrix. Il avait cru ne faire qu’une profession de foi, il avait fait une proclamation. À l’apparition de cette audacieuse et effrontée déclaration, ô mon ami, vous vous en souvenez, le beau vacarme ! l’effroyable querelle ! l’éblouissant tapage ! le magnifique hourvari ! La guerre des mentons contre les barbes éclata. Pendant douze grands mois, on ne s’entendit plus dans la presse. Toutes les questions, question de Grèce, question du Balkan, question de Naples, question d’Orient, question d’Espagne, disparurent, dans une nuée de brochures et de feuilletons, sous la question de la barbe. Quelques jeunes artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, intrépide et spirituelle avant-garde de toutes les idées, osèrent mettre la théorie en pratique et cessèrent de se raser. Alors redoublèrent prose, vers, satires, vaudevilles, couplets, caricatures, la pluie devint grêle. Quand les barbus passaient sur le boulevard ou dans un carrefour, les femmes se détournaient, les vieillards levaient les yeux au ciel, les polissons des rues suivaient l’homme à barbe avec de longues huées. Il y eut des duels de plume et des duels d’épée. Les combattants s’exaspérèrent par le combat, la moutarde leur monta au nez, et une année durant, comme dit Piron, ils éternuèrent des épigrammes. Le bon Dieu fut vertement tancé pour avoir inventé la barbe. L’homme orné de cette chose fut déclaré bouc. La barbe fut décrétée laide, sotte, sale, immonde, infecte, repoussante, ridicule, antinationale, juive, affreuse, abominable, hideuse, et, ce qui était alors le dernier degré de l’injure, — romantique ! On évoqua toutes les maladies du cuir chevelu, la plique des polonais, la lèpre des hébreux, la mentagre des romains. Il fut dit qu’avec la barbe, la variété des physionomies humaines s’effacerait, que tous les visages se ressembleraient, qu’il n’y aurait plus que quatre têtes d’hommes, une tête brune, une tête blonde, une tête grise et une tête rouge ; que ce serait alors que l’homme serait horrible aux yeux de la femme, et qu’Adam barbu deviendrait si laid qu’Ève n’en voudrait pas. Il fut dit que jamais un homme vraiment beau n’aurait recours à cet expédient de se cacher la moitié du visage, et que les seules têtes réellement belles étaient celles qui pouvaient se passer de barbe. Il fut dit que jamais un de ces maîtres du monde au profil romain, au front couronné de lauriers, aux yeux profonds, aux joues impériales, n’aurait songé à dérober sous le poil son menton saillant, sévère, pensif et beau, et que tous les césars, depuis César jusqu’à Napoléon, étaient rasés.

Dès l’abord, l’école glapissante et vénérable qui soutient les « saines doctrines », le « goût », le « grand siècle », le « tendre Racine », etc., etc., etc., était intervenue dans la lutte. Elle avait déclaré la barbe romantique, elle déclara le menton rasé classique. Après une année de colères et d’acharnement, elle proclama sa victoire en affirmant d’une façon triomphante et souveraine que jamais la France, jamais le peuple « le plus spirituel de la terre », n’adopterait cette coutume repoussante de la barbe.

Quinze ans se sont écoulés. Il est advenu ce qu’il advient toujours de toutes les victoires de l’école classique, aujourd’hui, tout le monde en France porte la barbe.

Tout le monde, — excepté peut-être celui qui avait ému cette belle

querelle et obtenu ce beau succès[5]
Madame la Vtesse Victor Hugo
chez Madame Vtesse Lefèvre.
Villequier (près Caudebec)[6].
Jeudi, 4 7bre [1845].

C’est aujourd’hui que je veux t’écrire, je vais faire mettre de bonne heure cette lettre à la poste afin qu’elle t’arrive avant ce soir et que dans cette triste et si douloureuse journée tu sentes mon cœur près de toi. Je viens de prier pour toi, pour moi, pour nos enfants, notre ange qui est là-haut. Tu sais comme j’ai la religion de la prière. Il me semble impossible que la prière se perde. Nous sommes dans le mystère. La différence entre les vivants et les âmes, c’est que les vivants sont aveugles, les âmes voient. La prière va droit à elles. Mon Adèle chérie, je t’ai bénie dans le fond de mon cœur, et j’ai prié pour toi cette douce âme qui nous aime et que nous aimons.

Ils sont deux, ils sont heureux, ils vivent ensemble l’œil fixé sur nous, voilà la seule pensée qui puisse nous rendre supportables ces affreux 4 7bre.

Dis-toi aussi, toi qui es aussi mon ange, que les grandes consolations de la vie sont dans les grandes choses qu’on fait, et que dans l’ordre simple et obscur des sentiments de famille et des dévouements domestiques on peut faire de très grandes choses. Tu en as fait. Tu en fais tous les jours. Il est dans ta nature de vivre ainsi, généreusement et doucement. Sois consolée par tout cela et sois bénie pour tout cela.

J’espère que tu te portes bien et ma Dédé bien-aimée également. Dis à Auguste Vacquerie et à ces dames tout ce que j’ai dans le cœur pour lui et pour elles. Prenez, mes deux anges, toute la distraction que vous pourrez à travers de tristes pensées. Tout va bien ici. On nous croit tous à la campagne et personne ne vient. Je t’ai acheté pour ta salle à manger cet hiver un très beau paravent chinois. Je ne puis partir pour Brie-Comte-Robert que lundi, ce qui fait que je ne serai de retour que mercredi, si cela te contrariait écris-le moi, j’y renoncerais. Dans tous les cas, à mercredi au plus tard, mon Adèle chère et bien-aimée. Je prie ma Dédé de me rapporter un brin d’herbe ou une fleur cueillie par elle sur le tombeau.

Je vous embrasse toutes les deux comme je vous aime et comme je veux

que vous m’aimiez[7].
À XXX[8].


1845.

Vous me croyez riche, monsieur ? Voici :

Je travaille depuis vingt-huit ans, car j’ai commencé à quinze ans. Dans ces vingt-huit années, j’ai gagné avec ma plume environ cinq cent cinquante mille francs. Je n’ai point hérité de mon père. Ma belle-mère et les gens d’affaires ont gardé l’héritage. J’aurais pu faire un procès, mais à qui ? à une personne qui portait le nom de mon père. J’ai mieux aimé subir la spoliation. Depuis vingt-huit ans, je ne me suis pas encore reposé deux mois de suite. J’ai élevé mes quatre enfants. M. Villemain m’a offert des bourses pour mes fils dans les collèges et la maison de Saint-Denis pour mes filles. J’ai refusé, ayant le moyen de faire élever mes enfants à mes frais, et ne voulant pas mettre à la charge de l’État ce que je pouvais payer moi-même.

Aujourd’hui des cinq cent cinquante mille francs, il m’en reste trois cent mille. Ces trois cent mille francs, je les ai placés, immobilisés, comme on dit, et je n’y touche pas, car j’ai trop travaillé pour vivre vieux, et je ne veux pas que ma femme et mes enfants reçoivent des pensions après ma mort. Avec le revenu, je vis, je travaille toujours, ce qui l’accroît un peu, et je fais vivre onze personnes autour de moi, toutes charges et tous devoirs compris. Ajoutez quatre-vingt-trois francs par mois comme membre de l’Institut que j’oubliais. Je ne dois rien à qui que ce soit, je n’ai jamais fait marchandise de rien, je fais un peu l’aumône, le plus que je puis, personne ne manque de rien dans ce qui m’entoure, cela va ; quant à moi, je porte des paletots de vingt-cinq francs, j’use un peu trop mes chapeaux, je travaille sans feu l’hiver, et je vais à la Chambre des pairs à pied, quelquefois avec des bottes qui prennent l’eau. Du reste je remercie Dieu, j’ai toujours eu les deux biens sans lesquels je ne pourrais pas vivre, la conscience tranquille, l’indépendance complète.

V. H.[9]
  1. Sainte-Beuve avait été, le 27 février, reçu par Victor Hugo, alors directeur de l’Académie française. Le lendemain, Sainte-Beuve lui adressait cette lettre : « Le flot de monde m’a empêché hier de vous atteindre. J’ai couru le soir pour vous chercher. Recevez mes remerciements pour ce que vous avez écrit et proféré sur moi avec l’autorité que j’attache à vos paroles, pour ce que vous avez pour ainsi dire écrit deux fois puisque vous l’avez maintenu. Quand je m’occuperai de Port-Royal, j’aurai désormais en vue le grand tableau que vous en avez tracé comme fond de perspective, et quant à ma poésie, ce que vous avez bien voulu en dire restera ma gloire. » — Gustave Simon, Le Roman de Sainte-Beuve.
  2. Archives Spoelberch de Lovenjoul.
  3. Aux nombreux volumes consacrés à l’œuvre universellement connue et admirée de Théophile Gautier, nous n’ajouterons rien. Disons seulement que de 1830 à sa mort, Gautier montra pour Victor Hugo le même enthousiasme, le même dévouement dont il lui donna plus d’une preuve ; il saisissait toutes les occasions de le louer, de le défendre avec passion comme aux beaux jours d’Hernani, et c’est en les rappelant, en 1872, dans un article intitulé : La première d’Hernani, que la plume lui tomba des mains pour toujours.
  4. Le manuscrit ne porte pas de nom de destinataire.
  5. Archives de la famille de Victor Hugo.
  6. Inédite.
  7. Bibliothèque Nationale.
  8. Pas de nom de destinataire à cette lettre, dont nous n’avons que le brouillon ; au coin de la première page ces mots : Lettre écrite en 1845. En marge, d’une encre plus noire et de l’écriture de 1855 environ, se trouve le passage allant de ces mots : M. Villemain m’a offert... jusqu’à : ce que je pouvais payer moi-même.
  9. Archives de la famille de Victor Hugo.