Correspondance de Voltaire/1713/Lettre 16

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Correspondance de Voltaire/1713
Correspondance : année 1713GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 20-22).
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16. — À MADEMOISELLE DUNOYER.

Du fond d’un yacht, ce 19 décembre.

Je suis parti hier lundi, à huit heures du matin, avec M. de M ***. Lefèvre nous accompagna jusqu’à Rotterdam, où nous prîmes un yacht qui doit nous conduire à Anvers ou à Gand. Je n’ai pu vous écrire de Rotterdam, et Lefèvre s’est chargé de vous donner de mes nouvelles ; je pars sans vous voir, ma chère Pimpette, et le chagrin dont je suis rongé actuellement est aussi grand que mon amour. Je vous laisse dans la situation du monde la plus cruelle ; je connais tous vos malheurs mieux que vous, et je les regarde comme les miens, d’autant plus que vous les méritez moins. Si la certitude d’être aimé peut servir de quelque consolation, nous devons un peu nous consoler tous deux ; mais que nous servira le bonheur de nous aimer, sans celui de nous voir ? C’est alors que je pourrais avec raison me regarder comme le plus heureux de tous les hommes. Comme j’aime votre vertu autant que vous, n’ayez aucun scrupule sur le retour que vous devez à ma tendresse. Je fais humainement tout ce que je puis pour vous tirer du comble des malheurs où vous êtes. N’allez pas changer de résolution, vous en seriez cruellement punie, en restant dans le pays où vous êtes. Le désir que j’ai de vous procurer le sort que vous méritez me force à vous parler ainsi ; quelque part que je sois, je passerai des jours bien tristes si je les passe sans vous ; mais je mènerai une vie bien plus misérable si la seule personne que j’aime reste dans le malheur ; je crois que vous avez pris une ferme résolution que rien ne peut changer ; l’honneur vous engage à quitter la Hollande : que je suis heureux que l’honneur se trouve d’accord avec l’amour ! Écrivez-moi à Paris, à mon adresse, tous les ordinaires ; mandez-moi les moindres particularités qui vous regarderont : ne manquez pas à m’envoyer, dans la première lettre que vous m’écrirez, une autre lettre s’adressant à moi, dans laquelle vous me parlerez comme à un ami et non comme à un amant ; vous y ferez succinctement la peinture de tous vos malheurs : que votre vertu y paraisse dans tout son jour sans affectation. Enfin servez-vous de tout votre esprit pour m’écrire une lettre que je puisse montrer à ceux à qui je serai obligé de parler de vous : que notre tendresse cependant ne perde rien à tout cela ; et si, dans cette lettre dont je vous parle, vous ne me parlez que d’estime, marquez-moi, dans l’autre, tout l’amour que le mien mérite ; surtout informez-moi de votre chère santé, pour laquelle je tremble ; vous aurez besoin de toute votre force pour soutenir les fatigues du voyage sur lequel je compte ; et il faudra, ou que monsieur votre père soit aussi fou que M. B…[1], ou que vous reveniez en France jouir du bien-être que vous méritez ; mais je me fais déjà les idées les plus agréables du monde de votre séjour à Paris. Vous seriez bien cruelle envers vous et envers moi si vous trompiez mes espérances ; mais non, vous n’avez pas besoin d’être fortifiée dans vos bons sentiments ; et, au regret près d’être séparé de vous pour quelque temps, je n’ai point à me plaindre. La première chose que je ferai, en arrivant à Paris, ce sera de mettre le P. Tournemine[2] dans vos intérêts, ensuite je rendrai vos lettres ; je serai obligé d’expliquer à mon père le sujet de mon retour, et je me flatte qu’il ne sera pas tout à fait fâché contre moi, pourvu qu’on ne l’ait point prévenu ; mais, quand je devrais encourir toute sa colère, je me croirai toujours trop heureux lorsque je penserai que vous êtes la personne du monde la plus aimable, et que vous m’aimez. Je n’ai point passé dans ma petite vie de plus doux moments que ceux où vous m’avez juré que vous répondiez à ma tendresse ; continuez-moi ces sentiments, autant que je les mériterai, et vous m’aimerez toute votre vie. Cette lettre-ci vous viendra, je crois, par Gand, où nous devons aborder : nous avons un beau temps et un bon vent, et par-dessus cela, de bon vin et de bons pâtés, de bons jambons et de bons lits. Nous ne sommes que nous deux, M. de M*** et moi, dans un grand yacht : il s’occupe à écrire, à manger, à boire, et à dormir, et moi à penser à vous : je ne vous vois point, et je vous jure que je ne m’aperçois point que je suis dans la compagnie d’un bon pâté et d’un homme d’esprit. Ma chère Olympe me manque, mais je me flatte qu’elle ne me manquera pas toujours, puisque je ne voyage que pour vous faire voyager vous-même. N’allez pas prendre pourtant exemple sur moi ; ne vous affligez point, et joignez à la faveur que vous me faites de m’aimer celle de me faire espérer que je vous verrai bientôt ; encore un coup écrivez-moi tous les ordinaires, et, si vous êtes sage, brûlez mes lettres, et ne m’exposez point une seconde fois au chagrin de vous voir maltraitée pour moi ; ne vous exposez point aux fureurs de votre mère ; vous savez de quoi elle est capable. Hélas ! vous ne l’avez que trop expérimenté ; dissimulez avec elle, c’est le seul parti qu’il y a à prendre : dites, ce que j’espère que vous ne ferez jamais, dites que vous m’avez oublié ; dites que vous me haïssez, et aimez-m’en davantage ; conservez votre santé et vos bonnes intentions. Plût au ciel que vous fussiez déjà à Paris : ah ! que je me récompenserais bien alors de notre cruelle séparation ! Ma chère Pimpette, vous aurez toujours en moi un véritable amant et un véritable ami ; qu’on est heureux quand on peut unir ces deux titres, qui sont garants l’un de l’autre ! Adieu, mon adorable maîtresse ; écrivez-moi dès que vous aurez reçu ma lettre, et adressez la vôtre à Paris ; surtout ne manquez pas à m’envoyer celle que je vous demande, au commencement de celle-ci : rien n’est plus essentiel. Je crois que vous êtes à présent en état d’écrire, et, comme on se persuade ce qu’on souhaite, je me flatte que votre santé est rétablie. Hélas ! votre maladie m’a privé du plaisir de recevoir de vos nouvelles ; réparons vite le temps perdu. Adieu, mon cher cœur ; aimez-moi autant que je vous aime : si vous m’aimez, ma lettre est bien courte. Adieu, ma chère maîtresse ; je vous estime trop pour ne vous pas aimer toujours.


  1. Voyez page 18.
  2. René-Joseph de Tournemine, jésuite, né à Rennes en 1661, mort le 16 mai 1739, à qui sont adressées trois lettres en 1735. Il écrivit, en 1738, au P. Brumoy, une Lettre sur la tragédie de Mérope ; voyez, tome IV, page 177.