Correspondance de Voltaire/1714/Lettre 19

La bibliothèque libre.


Correspondance de Voltaire/1714
Correspondance : année 1714GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 26-27).
◄  Lettre 18
Lettre 20  ►
19. — À MADEMOISELLE DUNOYER.

À Paris, ce 20 janvier.

J’ai reçu, ma chère Olympe, votre lettre du 1er de ce mois, par laquelle j’ai appris votre maladie. Il ne me manquait plus qu’une telle nouvelle pour achever mon malheur ; et comme un mal ne vient jamais seul, les embarras où je me suis trouvé m’ont privé du plaisir de vous écrire, la semaine passée. Vous me demanderez quel est cet embarras : c’était de faire ce que vous m’avez conseillé. Je me suis mis en pension chez un procureur[1], afin d’apprendre le métier de robin auquel mon père me destine, et je crois par là regagner son amitié. Si vous m’aimiez autant que je vous aime, vous vous rendriez un peu à mes prières, puisque j’obéis si bien à vos ordres. Me voilà fixé à Paris pour longtemps : est-il possible que j’y serai sans vous ? Ne croyez pas que l’envie de vous voir ici n’ait pour but que mon plaisir ; je regarde votre intérêt plus que ma satisfaction, et je crois que vous en êtes bien persuadée ; songez par combien de raisons la Hollande doit vous être odieuse. Une vie douce et tranquille à Paris n’est-elle pas préférable à la compagnie de madame votre mère ? Et des biens considérables dans une belle ville ne valent-ils pas mieux que la pauvreté à la Haye ? Ne vous piquez pas là-dessus de sentiments que vous nommez héroïques ; l’intérêt ne doit jamais, je l’avoue, être assez fort pour faire commettre une mauvaise action ; mais aussi le désintéressement ne doit pas empêcher d’en faire une bonne, lorsqu’on y trouve son compte. Croyez-moi, vous méritez d’être heureuse, vous êtes faite pour briller partout ; on ne brille point sans biens, et on ne vous blàmera jamais lorsque vous jouirez d’une bonne fortune, et vos calomniateurs vous respecteront alors ; enfin vous m’aimez, et je ne serais pas retourné en France si je n’avais cru que vous me suivriez bientôt ; vous me l’avez promis, et vous, qui avez de si beaux sentiments, vous ne trahirez pas vos promesses. Vous n’avez qu’un moyen pour revenir : M. Le Normant, évêque d’Évreux, est, je crois, votre cousin ; écrivez-lui, et que la religion et l’amitié pour votre famille soient vos deux motifs auprès de lui ; insistez surtout sur l’article de la religion ; dites-lui que le roi souhaite la conversion des huguenots, et que, étant ministre du Seigneur, et votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons, favoriser votre retour ; conjurez-le d’engager monsieur votre père dans un dessein si juste ; marquez-lui que vous voulez vous retirer dans une communauté, non comme religieuse pourtant, je n’ai garde de vous le conseiller : ne manquez pas à le nommer monseigneur. Vous pouvez adresser votre lettre à Monseigneur l’évêque d’Évreux, à Évreux, en Normandie ; je vous manderai le succès de la lettre, que je saurai par le P. Tournemine. Que je serais heureux si, après tant de traverses, nous pouvions nous revoir à Paris ! Le plaisir de vous voir réparerait mes malheurs ; et si ma fidélité peut réparer les vôtres, vous êtes sûre d’être consolée. En vérité ce n’est qu’en tremblant que je songe à tout ce que vous avez souffert, et j’avoue que vous avez besoin de consolation : que ne puis-je vous en donner, en vous disant que je vous aimerai toute ma vie ! Ne manquez pas, je vous en conjure, d’écrire à l’évêque d’Évreux, et cela le plus tôt que vous pourrez : mandez-moi comment vous vous portez depuis votre maladie, et écrivez-moi : À M. de Saint-Fort, chez M. Alain, procureur au Châtelet, rue Pavée-Saint-Bernard. Adieu, ma chère Pimpette ; vous savez que je vous aimerai toujours.

Arouet.
  1. Maître Alain, cité plus bas. C’est chez ce procureur que Voltaire se lia d’amitié avec Thieriot, et avec un M. Bainast, à qui la lettre du 9 juillet 1733 est adressée. (Cl.)