Correspondance de Voltaire/1716/Lettre 28

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Correspondance de Voltaire/1716
Correspondance : année 1716GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 39-42).
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28. — À M. LE PRINCE DE VENDOME[1].

1716.

De Sully, salut et bon vin
Au plus aimable de nos princes.
De la part de l’abbé Courtin,
Et d’un rimailleur des plus minces,
Que son bon ange et son lutin
Ont envoyé dans ces provinces.

Vous voyez, monseigneur, que l’envie de faire quelque chose pour vous a réuni deux hommes bien différents.

L’un, gras, rond, gros, court, séjourné.
Citadin de Papimanie[2],
Porte un teint de prédestiné.
Avec la croupe rebondie.
Sur son front respecté du temps,
Une fraîcheur toujours nouvelle
Au bon doyen de nos galants
Donne une jeunesse éternelle.
L’autre dans Papefigue est né ;
Maigre, long, sec, et décharné,
N’ayant eu croupe de sa vie,
Moins malin qu’on ne vous le dit,

Mais peut-être de Dieu maudit,
Puisqu’il aime et qu’il versifie.

Notre premier dessein était d’envoyer à Votre Altesse un ouvrage dans les formes, moitié vers, moitié prose, comme en usaient les Chapelle, les Desbarreaux, les Hamilton, contemporains de l’abbé, et nos maîtres. J’aurais presque ajouté Voiture, si je ne craignais de fâcher mon confrère, qui prétend, je ne sais pourquoi, n’être pas assez vieux pour l’avoir vu.

L’abbé, comme il est paresseux,
Se réservait la prose à faire,
Abandonnant à son confrère
L’emploi flatteur et dangereux
De rimer quelques vers heureux,
Qui peut-être auraient pu déplaire
À certain censeur rigoureux
Dont le nom doit ici se taire.

Comme il y a des choses assez hardies à dire par le temps qui court, le plus sage de nous deux, qui n’est pas moi, ne voulait en parler qu’à condition qu’on n’en saurait rien.

Il alla donc vers le dieu du mystère[3],
Dieu des Normands, par moi très-peu fêté,
Qui parle bas quand il ne peut se taire,
Baisse les yeux et marche de côté.
Il favorise, et certes c’est dommage,
Force fripons ; mais il conduit le sage.
Il est au bal, à l’église, à la cour ;
Au temps jadis il a guidé l’Amour.

Malheureusement ce dieu n’était pas à Sully ; il était en tiers, dit-on, entre M. l’archevêque de… et Mme  de… sans cela nous eussions achevé notre ouvrage sous ses yeux.

Nous eussions peint les jeux voltigeant sur vos traces ;
Et cet esprit charmant, au sein d’un doux loisir,

Agréable dans le plaisir,
Héroïque dans les disgrâces.

Nous vous eussions parlé de ces bienheureux jours,

Jours consacrés à la tendresse.
Nous vous eussions, avec adresse,
Fait la peinture des amours,
Et des amours de toute espèce.

Vous en eussiez vu de Paphos,
Vous en eussiez vu de Florence ;
Mais avec tant de bienséance
Que le plus âpre des dévots
N’en eût pas fait la différence.

Bacchus y paraîtrait de tocane échauffé,

D’un bonnet de pampre coiffé,

Célébrant avec vous sa plus joyeuse orgie.
L’Imagination serait à son côté,
De ses brillantes fleurs ornant la Volupté

Entre les bras de la Folie.
Petits soupers, jolis festins.
Ce fut parmi vous que naquirent
Mille vaudevilles malins
Que les Amours, à rire enclins,
Dans leurs sottisiers recueillirent,
Et que j’ai vus entre leurs mains.
Ah ! que j’aime ces vers badins.
Ces riens naïfs et pleins de grâce
Tels que l’ingénieux Horace
En eût fait l’âme d’un repas.
Lorsqu’à table il tenait sa place
Avec Auguste et Mécénas.

Voilà un faible crayon du portrait que nous voulions faire mais

Il faut être inspiré pour de pareils écrits ;

Nous ne sommes point beaux esprits :
Et notre flageolet timide
Doit céder cet honneur charmant
Au luth aimable, au luth galant
De ce successeur de Clément,
Qui dans votre temple réside[4].
Sachez donc que l’oisiveté
Fait ici notre grande affaire[5].
Jadis de la Divinité
C’était le partage ordinaire ;

C’est le vôtre, et vous m’avouerez
Qu’après tant de jours consacrés
À Mars, à la cour, à Cythère,
Lorsque de tout on a tâté,
Tout fait, ou du moins tout tenté,
Il est bien doux de ne rien faire.

  1. C’est le frère du duc de Vendôme. Il était grand-prieur de France. L’abbé Courtin était un de ses amis, fils d’un conseiller d’État, et homme de lettres. Il était tel qu’on le dépeint ici. (Note de l’édition de 1748.)
  2. Voyez Pantagruel, livre IV, chapitre xlviii.
  3. Ces vers ont été, avec quelques variantes, reproduits dans la Pucelle, cliant XI.
  4. L’abbé de Chaulieu demeurait au Temple, qui appartient aux grands-prieurs de France. C’était autrefois la demeure des Templiers. (Note de l’édition de 1748.)
  5. Variante :

    Fait ici notre unique affaire :
    Nous buvons à votre santé ;
    Dans ce beau séjour enchanté,
    Nous faisons excellente chère.
    Et voilà tout : en vérité,
    Vous avez la mine d’en faire
    Tout autant de votre côté.