Correspondance de Voltaire/1716/Lettre 29

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Correspondance de Voltaire/1716
Correspondance : année 1716GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 42-43).
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29. — À M. ***

1716.

Jouissez, monsieur, des plaisirs de Paris, tandis que je suis, par ordre du roi, dans le plus aimable château et dans la meilleure compagnie du monde. Il y a peut-être quelques gens qui s’imaginent que je suis exilé ; mais la vérité est que M. le Régent m’a donné ordre d’aller passer quelques mois dans une campagne délicieuse, où l’automne amène beaucoup de personnes d’esprit, et, ce qui vaut bien mieux, des gens d’un commerce aimable, grands chasseurs pour la plupart, et qui passent ici les beaux jours à assassiner des perdrix.

Pour moi chétif, on me condamne
À rester au sacré vallon ;
Je suis fort bien près d’Apollon,
Mais assez mal avec Diane.

Je chasse peu, je versifie beaucoup ; je rime tout ce que le hasard offre à mon imagination ;

Et, par mon démon lutiné,
On me voit souvent d’un coup d’aile
Passer des fureurs de Lainé[1]
À la douceur de Fontenelle.
Sous les ombrages toujours cois
De Sully, ce séjour tranquille,
Je suis plus heureux mille fois
Que le grand prince qui m’exile
Ne l’est près du trône des rois.

N’allez pas, s’il vous plaît, publier ce bonheur dont je vous fais confidence, car on pourrait bien me laisser ici assez de temps pour y pouvoir devenir malheureux ; je connais ma portée, je ne suis pas fait pour habiter longtemps le même lieu.

L’exil assez souvent nous donne
Le repos, le loisir, ce bonheur précieux

Qu’à bien peu de mortels ont accordé les dieux,

Et qui n’est connu de personne
Dans le séjour tumultueux
De la ville que j’abandonne.

Mais la tranquillité que j’éprouve aujourd’hui,
Ce bien pur et parfait où je n’osais prétendre,
Est parfois, entre nous, si semblable à l’ennui

Que l’on pourrait bien s’y méprendre.

Il n’a point encore approché de Sully ;

Mais maintenant dans le parterre
Vous le verrez, comme je croi,
Aux pièces du poëte Roi :
C’est là sa demeure ordinaire.

Cependant on me dit que vous ne fréquentez plus que la comédie italienne. Ce n’est pas là où se trouve ce gros dieu dont je vous parle. J’entends dire

Que tout Paris est enchanté
Des attraits de la nouveauté ;
Que son goût délicat préfère
L’enjouement agréable et fin
De Scaramouche et d’Arlequin,
Au pesant et fade Molière !

  1. Voyez tome XIV, page 84.