Correspondance de Voltaire/1722/Lettre 54

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Correspondance de Voltaire/1722
Correspondance : année 1722GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 65-66).
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54. — LE MARÉCHAL DE VILLARS À VOLTAIRE.

À Villars, le 28 mai 1722.

Personne ne connaît mieux que vous les Champs-Elysées, et personne assurément ne peut s’attendre à y être mieux reçu : ainsi les consolations que vous m’y faites espérer doivent vous flatter plus que moi. Vous trouverez d’abord Homère et Virgile, qui viendront vous en faire les honneurs et vous dire avec un souris malicieux que la joie qu’ils ont de vous voir est intéressée, puisque, par quelques années d’une plus longue vie, leur gloire aurait été entièrement effacée. L’envie et les autres passions se conservent en ces pays-là ; du moins il me semble que Didon s’enfuit dès qu’elle aperroit Énée ; quoi qu’il en soit, n’y allons que le plus tard que nous pourrons.

Si vous m’en croyez, vous ne vous abandonnerez pas à Vinache, quoique ses discours séduisants, l’art de réunir l’influence des sept planètes avec les minéraux et les sept parties nobles du corps, et le besoin de trois ou quatre Javottes, donnent de l’admiration.

Venez ici manger de bons potages à des heures réglées, ne faites que quatre repas par jour, couchez-vous de bonne heure, ne voyez ni papier, ni encre, ni biribi, ni lansquenet ; je vous permets le trictrac : deux mois d’un pareil régime valent mieux que Vinache.

Je vous rends mille grâces de vos nouvelles ; le marquis[1] a vu avec douleur le théâtre fermé, et sur cela il prend la résolution d’aller à son régiment ; ma chaise de poste, qui le mènera à Paris samedi, vous ramènera ici dimanche.

Nous avons ouvert un théâtre ; la marquise l’a entrepris avec une ardeur digne de ses père et mère[2] ; elle s’est chargée de mettre du rouge à deux soldats du régiment du roi, qui disaient Pauline et Stratonice. et bien qu’ils en fussent plus couverts qu’un train de carrosse neuf, elle ne leur en trouvait pas assez. Mme  Ludière, qui est la modestie même, a été assez embarrassée à mettre des paniers sur les hanches nues des deux grenadiers parce que[3]

Nos nouvelles ne sont pas si intéressantes que les vôtres : une pauvre servante s’est prise de passion pour un jardinier. Sa mère, plus dragonne que Mme  Dumay, et qui s’est mariée en secondes noces à Maincv, s’est opposée au mariage. Madame la maréchale s’en est mêlée ; mais elle a mieux aimé gronder la mère que faciliter les noces par payer la dot, ce qui n’est pas de sa magnificence ordinaire. Benoît a eu la tête cassée par le cocher du marquis en se disputant la conduite d’un panier de bouteilles de cidre ; Baget a raisonné scientifiquement sur la blessure. Le curé de Maincy est interdit, parce qu’il ne parle pas bien de la Trinité. Voilà, mon grand poëte, tout ce que je puis vous dire en mauvaise prose pour vous remercier de vos vers. Je vous charge de mille compliments pour M. le duc et Mme  la duchesse de Sully, auxquels je souhaite une bonne santé, et qui leur permette de venir faire un tour ici. Il y a présentement bonne et nombreuse compagnie, puisque nous sommes vingt-deux à table ; mais une grande partie s’en va demain.

Villars.

  1. Le fils du maréchal.
  2. La marquise de Villars était née Noailles ; mais par ses père et mère le marechal entend ici lui-même et la maréchale.
  3. Sainte-Beuve, qui a publié cette lettre dans ses Causeries du lundi tome XIII, a supprimé ici une gaillardise que nous ne rétablissons pas.