Correspondance de Voltaire/1723/Lettre 101

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Correspondance de Voltaire/1723
Correspondance : année 1723GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 100-104).
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101. — À M. LE BARON DE BRETEUIL[1].

Décembre, 1723[2].

Je vais vous obéir, monsieur, en vous rendant un compte fidèle de la petite vérole dont je sors, de la manière étonnante dont j’ai été traité, et enfin de l’accident de Maisons, qui m’empêchera longtemps de regarder mon retour à la vie comme un bonheur.

M. le président de Maisons[3] et moi, nous fûmes indisposés le 4 novembre dernier ; mais heureusement tout le danger tomba sur moi. Nous nous fîmes saigner le même jour ; il s’en porta bien, et j’eus la petite vérole. Cette maladie parut après deux jours de fièvre, et s’annonça par une légère éruption. Je me fis saigner une seconde fois de mon autorité, malgré le préjugé vulgaire. M. de Maisons eut la bonté de m’envoyer le lendemain M. de Gervasi, médecin de M. le cardinal de Rohan, qui ne vint qu’avec répugnance. Il craignait de s’engager inutilement à traiter, dans un corps délicat et faible, une petite vérole déjà parvenue au second jour de l’éruption, et dont les suites n’avaient été prévenues que par deux saignées trop légères, sans aucun purgatif.

Il vint cependant, et me trouva avec une fièvre maligne. Il eut d’abord une fort mauvaise opinion de ma maladie : les domestiques qui étaient auprès de moi s’en aperçurent, et ne me la laissèrent pas ignorer. On m’annonça, dans le même temps, que le curé de Maisons, qui s’intéressait à ma santé, et qui ne craignait point la petite vérole, demandait s’il pouvait me voir sans m’incommoder : je le fis entrer aussitôt, je me confessai, et je fis mon testament, qui, comme vous croyez bien, ne fut pas long. Après cela j’attendis la mort avec assez de tranquillité, non toutefois sans regretter de n’avoir pas mis la dernière main à mon poëme et à Mariamne, ni sans être un peu fâché de quitter mes amis de si bonne heure. Cependant M. de Gervasi ne m’abandonnait pas d’un moment ; il étudiait en moi, avec attention, tous les mouvements de la nature ; il ne me donnait rien à prendre sans m’en dire la raison ; il me laissait entrevoir le danger, et il me montrait clairement le remède : ses raisonnements portaient la conviction et la confiance dans mon esprit, méthode bien nécessaire à un médecin auprès de son malade, puisque l’espérance de guérir est déjà la moitié de la guérison. Il fut obligé de me faire prendre huit fois l’émétique, et, au lieu des cordiaux qu’on donne ordinairement dans cette maladie, il me fit boire deux cents pintes de limonade. Cette conduite, qui vous semblera extraordinaire, était la seule qui pouvait me sauver la vie ; toute autre route me conduisait à une mort infaillible, et je suis persuadé que la plupart de ceux qui sont morts de cette redoutable maladie vivraient encore s’ils avaient été traités comme moi.

Le préjugé populaire abhorre dans la petite vérole la saignée et les médecines ; on ne veut que des cordiaux, on donne du vin au malade ; on lui fait même manger de petites soupes ; et l’erreur triomphe de ce que plusieurs personnes guérissent avec ce régime. On ne songe pas que les seules petites véroles que l’on traite ainsi avec succès sont celles qu’aucun accident funeste m’accompagne, et qui ne sont nullement dangereuses.

La petite vérole, par elle-même, dépouillée de toute circonstance étrangère, n’est qu’une dépuration du sang favorable à la nature, et qui, en nettoyant le corps de ce qu’il a d’impur, lui prépare une santé vigoureuse. Qu’une telle petite vérole soit traitée ou non avec des cordiaux, qu’on purge ou qu’on ne purge point, on en guérit sûrement.

Les plus grandes plaies, quand aucune partie essentielle n’est offensée, se referment aisément, soit qu’on les suce, soit qu’on les fomente avec du vin et de l’huile, soit qu’on se serve de l’eau de Rabel[4], soit qu’on y applique des emplâtres ordinaires, soit enfin qu’on n’y mette rien du tout. Mais lorsque les ressorts de la vie sont attaqués, alors le secours de toutes ces petites recettes devient inutile, et tout l’art des plus habiles chirurgiens suffit à peine : il en est de même de la petite vérole.

Lorsqu’elle est accompagnée d’une fièvre maligne, lorsque le volume du sang augmenté dans les vaisseaux est sur le point de les rompre, que le dépôt est prêt à se former dans le cerveau, et que le corps est rempli de bile et de matières étrangères, dont la fermentation excite dans la machine des ravages mortels, alors la seule raison doit apprendre que la saignée est indispensable ; elle épurera le sang, elle détendra les vaisseaux, rendra le jeu des ressorts plus souple et plus facile, débarrassera les glandes de la peau, et favorisera l’éruption ; ensuite les médecines, par de grandes évacuations, emporteront la source du mal, et, entraînant avec elles une partie du levain de la petite vérole, laisseront au reste la liberté d’un développement plus complet, et empêcheront la petite vérole d’être confluente ; enfin on voit que le sirop de limon, dans une tisane rafraîchissante, adoucit l’acrimonie du sang, en apaise l’ardeur, coule avec lui par les glandes miliaires jusque dans les boutons, s’oppose à la corrosion du levain, et prévient même l’impression que d’ordinaire les pustules font sur le visage.

Il y a un seul cas où les cordiaux, même les plus puissants, sont indispensablement nécessaires : c’est lorsqu’un sang paresseux, ralenti encore par le levain qui embarrasse toutes les fibres, n’a pas la force de pousser au dehors le poison dont il est chargé. Alors la poudre de la comtesse de Kent, le baume de Vanseger, le remède de M. Aignan[5], etc., brisant les parties de ce sang presque figé, le font couler plus rapidement, en séparant la matière étrangère, et, ouvrent les passages de la transpiration au venin qui cherche à s’échapper.

Mais, dans l’état où je suis, ces cordiaux m’eussent été mortels. Cela fait voir démonstrativement que tous ces charlatans, dont Paris abonde, et qui donnent le même remède (je ne dis pas pour toutes les maladies, mais toujours pour la même), sont des empoisonneurs qu’il faudrait punir.

J’entends faire toujours un raisonnement bien faux et bien funeste. Cet homme, dit-on, a guéri par une telle voie ; j’ai la même maladie que lui, donc il faut que je prenne le même remède. Combien de gens sont morts pour avoir raisonné ainsi ! On ne veut pas voir que les maux qui nous affligent sont aussi différents que les traits de nos visages ; et, comme dit le grand Corneille, car vous me permettrez de citer les poètes :

Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt un autre est conservé.

(Cinna, II, i.)


Mais c’est trop faire le médecin : je ressemble aux gens qui, ayant gagné un procès considérable par le secours d’un habile avocat, conservent encore pour quelque temps le langage du barreau.

Cependant, monsieur, ce qui me consolait le plus dans ma maladie, c’était l’intérêt que vous y preniez, c’était l’attention de mes amis, et les bontés inexprimables dont Mme [6] et M. de Maisons m’honoraient. Je jouissais d’ailleurs de la douceur d’avoir auprès de moi un ami, je veux dire un homme qu’il faut compter parmi le très-petit nombre d’hommes vertueux qui seuls connaissent l’amitié, dont le reste du monde ne connaît que le nom : c’est M. Thieriot, qui, sur le bruit de ma maladie, était venu en poste de quarante lieues pour me garder, et qui, depuis, ne m’a pas quitté un moment. J’étais le 15 absolument hors de danger, et je faisais des vers le 16, malgré la faiblesse extrême qui me dure encore, causée par le mal et par les remèdes.

J’attendais avec impatience le moment où je pourrais me dérober aux soins qu’on avait de moi à Maisons, et finir l’embarras que j’y causais. Plus on avait pour moi de bontés, plus je me hâtais de n’en pas abuser plus longtemps. Enfin je fus en état d’être transporté à Paris le 1er décembre. Voici, monsieur, un moment bien funeste. À peine suis-je à deux cents pas du château qu’une partie du plancher de la chambre où j’avais été tombe tout enflammée. Les chambres voisines, les appartements qui étaient au-dessous, les meubles précieux dont ils étaient ornés, tout fut consumé par le feu. La perte monte à près de cent mille livres ; et, sans le secours des pompes qu’on envoya chercher à Paris, un des plus beaux édifices du royaume allait être entièrement détruit. On me cacha cette étrange nouvelle à mon arrivée : je la sus à mon réveil ; vous n’imaginerez point quel fut mon désespoir ; vous savez les soins généreux que M. de Maisons avait pris de moi : j’avais été traité chez lui comme son frère, et le prix de tant de bontés était l’incendie de son château[7]. Je ne pouvais concevoir comment le feu avait pu prendre si brusquement dans ma chambre, où je n’avais laissé qu’un tison presque éteint. J’appris que la cause de cet embrasement était une poutre qui passait précisément sous la cheminée. C’est un défaut dont on s’est corrigé dans la structure des bâtiments d’aujourd’hui ; et même les fréquents embrasements qui en arrivaient ont obligé d’avoir recours aux lois pour défendre cette façon dangereuse de bâtir. La poutre dont je parle s’était embrasée peu à peu par la chaleur de l’âtre, qui portait immédiatement sur elle ; et, par une destinée singulière, dont assurément je n’ai pas goûté le bonheur, le feu, qui couvait depuis deux jours, n’éclata qu’un moment après mon départ.

Je n’étais point la cause de cet accident, mais j’en étais l’occasion malheureuse : j’en eus la même douleur que si j’en avais été coupable ; la fièvre me reprit aussitôt, et je vous assure que, dans ce moment, je sus mauvais gré à M. de Gervasi de m’avoir conservé la vie.

Mme  et M. de Maisons reçurent la nouvelle plus tranquillement que moi : leur générosité fut aussi grande que leur perte et que ma douleur. M. de Maisons mit le comble à ses bontés, en me prévenant lui-même par des lettres qui font bien voir qu’il excelle par le cœur comme par l’esprit : il s’occupait du soin de me consoler, et il semblait que ce fût moi dont il eût brûlé le château ; mais sa générosité ne sert qu’à me faire sentir encore plus vivement la perte que je lui ai causée, et je conserverai toute ma vie ma douleur aussi bien que mon admiration pour lui.

Je suis, etc.

  1. Louis-Nicolas Le Tonnellier de Breteuil-Preuilly, mort âgé de quatre-vingts ans, en 1728, père de la marquise du Châtelet.
  2. Cette lettre, datée jusqu’à présent de janvier 1724, a été imprimée dans le Mercure, tome I, de décembre 1723, page 1115 : ce qui m’a porté à en changer la date. (B.)
  3. Jean-René de Longueil, marquis de Maisons, président à mortier et membre honoraire de l’Académie des sciences, échappa cette fois à la petite vérole ; mais il mourut de cette maladie, le 13 septembre 1731, âgé de trente-deux ans. Ce jeune magistrat était neveu, par sa mère, de la belle maréchale de Villars.
  4. Aqua rabelliana, ainsi appelée du nom d’un empirique nommé Rabel, qui mit ce médicament en vogue. (Cl.)
  5. François Aignan, né à Orléans, mort au commencement de 1709 ; capucin connu dans son ordre sous le nom de P. Tranquille, et médecin inventeur d’un remède contre la petite vérole, ainsi que d’une préparation huileuse encore nommée en pharmacie baume tranquille. ( Cl.)
  6. Marie-Charlotte Roque de Varangeville, morte en 1727 ; sœur aînée de la maréchale de Villars, et mère de M. de Maisons. (Cl.)
  7. Ce château, situé ; à trois lieues de Paris, sur les bords de la Seine, au bout de la forêt de Saint-Germain, a appartenu depuis à M. J. Laffitte.