Correspondance de Voltaire/1726/Lettre 167

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Correspondance de Voltaire/1726
Correspondance : année 1726GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 161-162).
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167. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

À Londres, 10 octobre.

Je n’ai reçu qu’hier, madame, votre lettre du 3 de septembre dernier. Les maux viennent bien vite, et les consolations bien tard. C’en est une pour moi très-touchante que votre souvenir. La profonde solitude où je suis retiré ne m’a pas permis de la recevoir plus tôt. Je viens à Londres pour un moment ; je profite de cet instant pour avoir le plaisir de vous écrire, et je m’en retourne sur-le-champ dans ma retraite.

Je vous souhaite, du fond de ma tanière, une vie heureuse et tranquille, des affaires en bon ordre, un petit nombre d’amis, de la santé, et un profond mépris pour ce qu’on appelle vanité. Je vous pardonne d’avoir été à l’Opéra avec le chevalier de Rohan pourvu que vous en ayez senti quelque confusion.

Réjouissez-vous le plus que vous pourrez à la campagne et à la ville. Souvenez-vous quelquefois de moi avec vos amis et mettez la constance dans l’amitié au nombre de vos vertus. Peut-être que ma destinée me rapprochera un jour de vous. Laissez-moi espérer que l’absence ne m’aura point entièrement effacé dans votre idée, et que je pourrai retrouver dans votre cœur une pitié pour mes malheurs qui du moins ressemblera à l’amitié,

La plupart des femmes ne connaissent que les passions ou l’indolence ; mais je crois vous connaître assez pour espérer de vous de l’amitié.

Je pourrai bien revenir à Londres incessamment, et m’y fixer. Je ne l’ai encore vu qu’en passant. Si, à mon arrivée, j’y trouve une lettre de vous, je m’imagine que j’y passerai l’hiver avec plaisir, si pourtant ce mot de plaisir est fait pour être prononcé par un malheureux comme moi. C’était à ma sœur à vivre, et à moi à mourir : c’est une méprise de la destinée. Je suis douloureusement affligé de sa perte : vous connaissez mon cœur, vous savez que j’avais de l’amitié pour elle. Je croyais bien que ce serait elle qui porterait le deuil de moi. Hélas ! madame, je suis plus mort qu’elle pour le monde, et peut-être pour vous. Ressouvenez-vous du moins que j’ai vécu avec vous. Oubliez tout de moi, hors les moments où vous m’avez assuré que vous me conserveriez toujours de l’amitié. Mettez ceux où j’ai pu vous mécontenter au nombre de mes malheurs, et aimez-moi par générosité si vous ne pouvez plus m’aimer par goût.

Mon adresse : chez milord Bolingbroke, à Londres.