Correspondance de Voltaire/1726/Lettre 166

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Correspondance de Voltaire/1726
Correspondance : année 1726GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 160-161).
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166. — À MADEMOISELLE BESSIÈRES[1].
À Wandsworth[2], le 15 octobre.

Je reçois, mademoiselle, en même temps une lettre de vous, du 10 septembre, et une de mon frère, du 12 août. La retraite ignorée où j’ai vécu depuis deux mois, et mes maladies continuelles, qui m’ont empêché d’écrire à mon correspondant de Calais, sont cause que ces lettres ont tardé si longtemps à venir jusqu’à moi. Tout ce que vous m’écrivez m’a percé le cœur. Que puis-je vous dire, mademoiselle, sur la mort de ma sœur[3], sinon qu’il eût mieux valu pour ma famille et pour moi que j’eusse été enlevé à sa place ? Ce n’est point à moi à vous parler du peu de cas que l’on doit faire de ce passage si court et si difficile qu’on appelle la vie : vous avez sur cela des notions plus lumineuses que moi, et puisées dans des sources plus pures. Je ne connais que les malheurs de la vie, mais vous en connaissez les remèdes, et la différence de vous à moi est du malade au médecin.

Je vous supplie, mademoiselle, d’avoir la bonté de remplir jusqu’au bout le zèle charitable que vous daignez avoir pour moi en cette occasion douloureuse : ou engagez mon frère à me donner, sans différer un seul moment, des nouvelles de sa santé, ou donnez-m’en vous-même. Il ne vous reste plus que lui de toute la famille de mon père, que vous avez regardée comme la vôtre. Pour moi, il ne faut plus me compter. Ce n’est pas que je ne vive encore pour le respect et l’amitié que je vous dois : mais je suis mort pour tout le reste. Vous avez grand tort, permettez-moi de vous le dire avec tendresse et avec douleur, vous avez grand tort de soupçonner que je vous aie oubliée. J’ai bien fait des fautes dans le cours de ma vie. Les amertumes et les souffrances qui en ont marqué presque tous les jours ont été souvent mon ouvrage. Je sens le peu que je vaux ; mes faiblesses me font pitié et mes fautes me font horreur. Mais Dieu m’est témoin que j’aime la vertu, et qu’ainsi je vous suis tendrement attaché pour toute ma vie.

Adieu ; je vous embrasse, permettez-moi ce terme, avec tout le respect et toute la reconnaissance que je dois à Mlle  Bessières.

  1. Voltaire cite cette demoiselle dans sa lettre du 8 janvier 1756 à Mme  de Fontaine.
  2. Chez M. Falkener, à qui Voltaire dédia Zaïre, et où il esquissa Brutus en prose anglaise.
  3. Marie Arouet (Mme  Mignot).