Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 210

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Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 208-209).
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210. — À M. DE CIDEVILLE,
rue de l’écureuil, à rouen
À Paris, ce 2 mars 1731.

Comme je vis ici moitié en philosophe, moitié en hibou, je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 27, et les vers que vous m’aviez envoyés par M. de Formont. Thieriot, qui ne sait pas même ma demeure, ne put me rendre les vers qu’hier. Ce fut une journée complète pour moi de recevoir, en même temps, les bonnes nouvelles que vous me mandez, et les beaux vers dont vous m’honorez. Il y a, mon cher ami, des choses charmantes dans votre épître : il y a naïveté, esprit, et grâce. Ce même esprit, qui vous fait faire de si jolies choses, vous en fait aussi sentir les défauts. Vous avez raison de croire votre épître un peu trop longue, et pas assez châtiée.

Réprimez, d’une main avare et difficile,
De ce terrain fécond l’abondance inutile.
Émondez ces rameaux confusément épars ;
Ménagez cette sève, elle en sera plus pure.

Songez que le secret des arts
Est de corriger la nature[1].

Je vais m’arranger pour venir raisonner belles-lettres avec vous, en bonne fortune, pendant quelques mois. Je vais faire partir, peut-être dès demain, une valise pleine de prose et de vers ; après quoi vous me verrez bientôt arriver. Je vous demande la permission d’envoyer cette valise à votre adresse. À l’égard de ma maigre figure, elle se transportera à Rouen avant qu’il soit dix jours. Ainsi je compte que vous aurez la bonté de me retenir ce petit trou[2] dont vous m’avez parlé, pour le 15 du présent mois. Vous ne sauriez croire les obligations infinies que je vous ai.

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.

(Hor., de Art. poet., v. 343.)

Adieu, ami charmant, négociateur habile, poëte aimable, et qui, par-dessus tout cela, avez une santé de fer, dont bien éloigné est, pour son malheur, votre très-obligé serviteur. Si vous avez quelque chose à me mander, d’ici à mon arrivée, ayez la bonté de m’écrire sous le couvert de M. de Livry. Comme je soupe là tous les jours, vos lettres m’en seront plus tôt rendues. Ne soyez pas étonné de toutes ces précautions : je n’en saurais trop prendre pour faire réussir un dessein qui me fera passer trois mois avec vous. Adieu.

  1. Quelques-uns de ces vers se trouvent, avec de légers changements, dans la lettre du 18 mars 1736 à Thieriot, au sujet de M. de Verrières.
  2. L’hôtel de Mantes, que Voltaire cite dans sa lettre du 29 mai 1733, à Cideville, et qui d’après cette dernière lettre semblerait avoir été tenu par la mère de l’abbé Linant, né à Louviers, selon M. Weiss, ou à Rouen, selon d’autres. Voici, au surplus, la description que Voltaire faisait de l’hôtel de Mantes, le 16 ou le 17 mars 1731, dans une épître à Cideville, laquelle, restée inédite jusqu’à présent (1828), ne mérite pas d’être publiée en entier :

    À l’hôtel de Mantes je gîte,
    Soi-disant de Mantes l’hôtel ;
    Mais horride et damné b…..

    Dont je veux sortir au plus vite.

    . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Arachné tapisse mes murs :

    Draps y sont courts, lits y sont durs ;
    Boiteuses sont les escabelles ;
    Et la bouteille au cou cassé
    Y soutient de jaunes chandelles
    Dont le bout y fut enfoncé
    Par les deux mains sempiternelles

    De l’hôtesse au nez retroussé.

    . . . . . . . . . . . . . . . . .

    On voit que ces vers, faits currente calamo, se sentaient du lieu habité par l’auteur. (Cl.)