Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 226

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Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 231-234).
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226. — À M. DE CIDEVILLE.
À Paris, ce 2 octobre 1731.

La mort de M. de Maisons, mon cher ami, occupait toutes mes idées, quand je fis réponse à la lettre que j’ai reçue de vous. J’avais à vous parler d’un de vos amusements qui m’est bien cher, et auquel je m’intéresse plus qu’à mes occupations : c’est ce joli opéra que vous avez ébauché de main de maître, et que vous finirez quand il vous plaira. J’en avais parlé chez Mme la princesse de Guise, à Arcueil, quelque temps avant la perte que j’ai faite. Je voulais tous les jours vous rendre compte de ce qui s’était passé à Arcueil ; mais la douleur extrême où j’étais, et ces premiers moments de désespoir qui saisissent le cœur, quand on voit mourir dans ses bras quelqu’un qu’on aime tendrement, ne m’ont pas permis de vous écrire. Enfin ma tendre amitié pour vous, qui égale la perte que j’ai faite, et que je regarde comme ma plus douce consolation, remet mon esprit dans une assiette assez tranquille pour vous parler de ce petit ouvrage pour qui j’ai tant de sensibilité. Je dis, sans vous nommer, qu’un de mes amis s’était amusé à faire un opéra plein de galanterie, de tendresse, et d’esprit, sur les trois sujets que j’expliquai, et dont je me hasardai de dire le plan. Tout fut extrêmement goûté, et il n’y eut personne qui ne témoignât son chagrin de voir que nous n’ayons point de musicien capable de servir un poëte si aimable. Monseigneur le comte de Clermont[1], qui était de la compagnie, et à la tête de ceux qui avaient grande impatience d’entendre l’ouvrage, envoya chercher sur-le-champ, à Paris, un musicien qui est à ses gages, et exigea de moi que j’engageasse mon ami à se servir de cet homme. C’est un nommé Blavet[2], excellent pour la flûte, et peut-être fort médiocre pour un opéra. Mais heureusement M. le comte de Clermont, qui, quoique prince, entend raison, nous promit que, si on n’était pas content de la première scène de notre homme, il serait cassé aux gages, et que la pièce serait remise entre les mains d’un autre. Voilà ce que je vous mande, sans que mon esprit républicain soit le moins du monde amolli par un prince, ni asservi à la moindre Complaisance ; en fait de beaux-arts, je ne connais personne : ainsi, je ne vous demande rien pour le sieur Blavet ; mais je vous demande beaucoup pour moi ; c’est que je puisse enfin voir le Triomphe de la beauté et le vôtre. Je ne pourrai peut-être pas arriver à Rouen aussitôt que je l’espérais. Je ne prévois pas que je puisse me remettre en prison avant le mois de décembre. En attendant, vous devriez bien m’envoyer ce Triomphe, que je porterais à Richelieu, où je vais passer quinze jours. Le maître de la maison a passé toute sa vie dans ces triomphes que vous chantez. Il sera là dans son élément, et il est un assez bon juge de camp dans ces tournois-là.

À l’égard de mon Ériphyle, je l’ai bien refondue. J’ai rendu l’édifice encore plus hardi qu’il n’était. Androgide ne prononce plus le nom d’amour. Ériphyle, épouvantée par les menaces des dieux, et croyant que son fils est encore vivant, veut lui rendre la couronne, dût-elle expirer de la main de son fils, suivant la prédiction des oracles. Elle apprend au peuple assemblé qu’elle a un fils ; que ce fils a été éloigné dès son enfance, dans la crainte d’un parricide, et elle le nomme pour roi. Androgide, présent à ce spectacle, s’écrie :

Peuples, chefs, il faut donc m’expliquer à mon tour[3] ;
L’affreuse vérité va donc paraître au jour.
Ce cruel rejeton d’une royale race,
Ce fils, qu’on veut au trône appeler en ma place,
Cet enfant destiné pour combler nos malheurs,
Qui devait sur sa mère épuiser ses fureurs,
Il n’est plus ! et mes mains ont prévenu son crime.

Androgide donne des preuves qu’il a tué cet enfant qui était réservé à de si grands crimes. La reine voit donc en lui le meurtrier de son époux et de son fils. Androgide sort de l’assemblée avec des menaces ; la reine reste au milieu de son peuple. Tout cela se passe au troisième acte ; elle a auprès d’elle cet Alcméon qu’elle aime. Elle avait, jusqu’à ce moment, étouffé sa tendresse pour lui ; mais, voyant qu’elle n’a plus de fils et que le peuple veut un maître, qu’Androgide est assez puissant pour lui ravir l’empire, et Alcméon assez vertueux pour la défendre, elle dit :

Es-tu lasse, Fortune, est-ce assez d’attentats ?
Chère ombre de mon fils, et toi, cendre sacrée
...................
   (À Alcméon.)
Oui, seigneur, de ces dieux secondez le courroux,
Vengez-moi d’Androgide, et le trône est à vous.
................…
Eh ! quels rois, sur la terre, en seraient aussi dignes ?

(Acte III, scène iii.)

À l’égard du caractère d’Androgide, l’ambition est le seul mobile qui le fait agir. Voici un échantillon de l’âme de ce monsieur ; c’est en parlant à son confident :

Moi, connaître l’amour ? Ah ! qui veut être roi
Ou n’est point fait pour l’être, on n’aime rien que soi.
...................
Dès mes plus jeunes ans, la soif de la grandeur
Fut l’unique tyran qui régna dans mon cœur.
Amphiaraüs par moi privé de la lumière
Du trône à mon courage entr’ouvrait la barrière ;
Mais la main de nos dieux la ferma sous mes pas ;
Et, dans quinze ans entiers de trouble et de combats,
Toujours près de ce trône où je devais prétendre,
J’ai lassé ma fortune à force de l’attendre[4]

(Acte III, scène i.)

J’ai extrêmement changé le second acte ; il est mieux écrit et beaucoup moins froid. J’ai, je l’ose dire, embelli le premier ; j’ai laissé le quatrième comme il était ; j’ai extrêmement travaillé le cinquième, mais je n’en suis pas content ; j’ai envie de vous l’envoyer, afin que vous m’en disiez votre avis avec toute la rigueur possible. Hélas ! je parlais de tout cela à ce pauvre M. de Maisons, au commencement de sa petite vérole : il approuvait ce nouveau plan autant qu’il avait blâmé le premier acte de l’autre. Tenez-moi lieu de lui, avec M. de Formont. Communiquez-lui tout cela ; je compte lui écrire en vous écrivant, et je le supplie de me mander ce qu’il pense de tous ces nouveaux changements. Que j’ai envie et qu’il me tarde de vous revoir l’un et l’autre !

…… O vos cantare periti
Arcades. O mihi tum quam molliter ossa quiescant…
Atque utinam ex vobis unus, vestrique fuissem, etc.

(Virg., Eglog. x, v. 32-33-35.)

  1. Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, né en 1709, mort en 1771.
  2. Michel Blavet, né à Besançon, mort à Paris, en 1768.
  3. Ces vers sont une variante de ceux que Voltaire mit ensuite dans la bouche d’Hermogide, acte III, scène ii, de la tragédie d’Ériphyle.
  4. M. Clogenson, qui le premier a publié les vers rapportés dans cette lettre, annonce n’avoir transcrit que les variantes qui étaient inédites. J’ai donné de la pièce d’Ériphyle une version nouvelle, mais je me suis bien gardé d’épuiser les variantes. (B.)