Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 298

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Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 313-315).
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298. — Á M. DE FORMONT.

Je vous adressai, avant-hier, mon cher ami et mon candide judex[1], la lettre à Falkener, telle que je l’avais corrigée et montrée à M. Rouillé. J’ai, depuis ce temps, reçu deux lettres de M. de Cideville à ce sujet. Je suis enchanté de la délicatesse de son amitié, mais je ne peux partager ses scrupules. Plus je relis cette Èpitre dédicatoire, plus j’y trouve des vérités utiles, adoucies par un badinage innocent. Je dis, et je le redirai toujours, jusqu’à ce qu’on en profite, que les lettres sont trop peu accueillies aujourd’hui. Je dis qu’à la cour on fait quelquefois des critiques absurdes :

Tous les jours à la cour un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité.

(Boileau, sat. ix, v. 173.)

Qui ne fait que des critiques générales n’offense personne. La Bruyère a dit cent fois pis, et n’en a plu que davantage.

Les louanges que je donne, avec toute l’Europe, à Louis XIV, ne deviendront un jour la satire de Louis XV que si Louis XV ne l’imite pas ; mais en quel endroit insinué-je que Louis XV ne marchera pas sur ses traces ? Les vers sur Polyeucte renferment une vérité incontestable, et la manière dont ils sont amenés n’a rien d’indécent : car ne dis-je pas que la corruption du cœur humain est telle que la belle âme de Polyeucte aurait faiblement attendri, sans l’amour de sa femme pour Sévère, etc. ? Ce qui regarde la pauvre Lecouvreur[2] est un fait connu de toute la terre, et dont j’aime à faire sentir la honte. Mais, en parlant d’amour et de Melpomène, j’écarte toutes les idées de religion qui pourraient s’y mêler, et je dis poétiquement ce que je n’ose pas dire sérieusement.

M. Rouillé, en voyant cette Épître, a dit que l’endroit de Mlle  Lecouvreur était le seul qu’un approbateur ne puisse passer, et c’est lui-même qui a donné le conseil de faire paraître deux éditions : la première, sans l’Épître et avec le privilège ; la seconde, avec l’Épitre et sans privilège. C’est à quoi je me suis déterminé. J’ai écrit à Jore en conséquence. Je lui ai recommandé d’imprimer l’Épître à part, avec un nouveau titre, et de me l’envoyer à Versailles, tandis que l’édition entière de la tragédie viendra à la chambre syndicale, avec toutes les formalités ridicules dont la librairie est enchevêtrée. Au reste, il n’y a rien dans cette épître qui me fasse peine. Que diriez-vous donc de mes pièces fugitives, qu’on veut imprimer, et de celles qui ont déjà paru ? Ne sont-elles pas pleines de traits plus hardis cent fois, et de réflexions plus hasardées ? On me reprochera, dit-on, de mettre une lettre badine à la tête d’une tragédie chrétienne. Ma pièce n’est pas, Dieu merci, plus chrétienne que turque. J’ai prétendu faire une tragédie tendre et intéressante, et non pas un sermon : et, dans quelque genre que Zaïre soit écrite, je ne vois pas qu’il soit défendu de faire imprimer une épître familière avec une tragédie. Le public est las de préfaces sérieuses et d’examens critiques. Il aimera mieux que je badine avec mon ami, en disant plus d’une vérité, que de me voir défendre Zaïre méthodiquement, et peut-être inutilement. En un mot, une préface m’aurait ennuyé, et la lettre à Falkener m’a beaucoup diverti. Je souhaite qu’ainsi soit de vous. Adieu. On m’a dit que vous viendrez bientôt. Vous ne trouverez personne à Paris qui vous aime plus tendrement que moi, et qui vous estime davantage. Je suis pénétré de vos bontés.

  1. Horace, I, épître iv, vers 1.
  2. Voyez tome II, page 543-544, la variante.