Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 313

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 325-327).
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313. — Á M. THIERIOT,
à londres.
Paris, 24 février.

Voulez-vous savoir, mon cher Thieriot, tout ce qui m’a empêché de vous écrire, depuis si longtemps ? Premièrement, c’est que je vous aime de tout mon cœur, et que je suis si sûr que vous m’aimez de même que j’ai cru inutile de vous le répéter ; en second lieu, c’est que j’ai fait, corrigé, et donné au public Zaïre ; que j’ai commencé une nouvelle tragédie, dont il y a trois actes de faits ; que je viens de finir le Temple du Goût, ouvrage assez long et encore plus difficile ; enfin que j’ai passé deux mois à m’ennuyer avec Descartes, et à me casser la tête avec Newton, pour achever les Lettres que vous savez. En un mot, je travaillais pour vous, au lieu de vous écrire, et c’était à vous à me soulager un peu dans mon travail par vos lettres. C’est une consolation que vous me devez, mon cher ami, et qu’il faut que vous me donniez souvent.

Vous avez dû recevoir, par monsieur votre frère, un paquet contenant quelques Zaire adressées à vos amis de Londres : je vous prie surtout de vouloir bien commencer par faire rendre celle qui est pour M. Falkener : il est juste que celui à qui la pièce est dédiée en ait les prémices, au moins à Londres, car l’édition est déjà vendue à Paris. On a été assez surpris ici que j’aie dédié mon ouvrage à un marchand et à un étranger ; mais ceux qui en ont été étonnés ne méritent pas qu’on leur dédie jamais rien. Ce qui me fâche le plus, c’est que la véritable Èpître dédicatoire a été supprimée par M. Rouillé, à cause de deux ou trois vérités qui ont déplu, uniquement parce qu’elles étaient vérités. L’épître qui est aujourd’hui au-devant de Zaïre n’est donc pas la véritable[1]. Mais ce qui vous paraîtra assez plaisant et très-digne d’un poëte, et surtout de moi, c’est que, dans cette véritable épître, je promettais de ne plus faire de tragédies, et que, le jour même qu’elle fut imprimée, je commençai une pièce nouvelle.

L’ordre des choses demande, ce me semble, que je vous dise ce que c’est que cette pièce à laquelle je travaille à présent. C’est un sujet tout français, et tout de mon invention, où j’ai fourré le plus que j’ai pu d’amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité, et de grandeur d’âme. J’ai imaginé un sire de Coucy, qui est un très-digne homme, comme on n’en voit guère à la cour ; un très-loyal chevalier, comme qui dirait le chevalier d’Aidie, ou le chevalier de Froulai[2].

Il faudrait à présent vous rendre compte de Gustave Wasa ; mais je ne l’ai point vu encore. Je sais seulement que tous les gens d’esprit m’en ont dit beaucoup de mal, et que quelques sots prétendent que j’ai fait une grande cabale contre. M. de Maupertuis dit que ce n’est pas la représentation d’un événement en vingt-quatre heures, mais de vingt-quatre événements en une heure. Boindin dit que c’est l’histoire des révolutions de Suède, revue et augmentée. On convient que c’est une pièce follement conduite et sottement écrite. Cela n’a pas empêché qu’on ne l’ait mise au-dessus d′Athalie, à la première représentation ; mais on dit qu’à la seconde on l’a mise ta côté de Callisthène[3].

Venons maintenant à nos Lettres. Monsieur votre frère se pressa un peu de vous les envoyer ; mais, depuis, il vous a fait tenir les corrections nécessaires. Je me croirai, mon cher Thieriot, bien payé de toutes mes peines si cet ouvrage peut me donner l’estime des honnêtes gens, et à vous, leur argent. Rien n’est si doux que de pouvoir faire, en même temps, sa réputation et la fortune de son ami. Je vous prie de dire à milord Colingbroke, à milord Bathurst[4], etc., combien je suis flatté de leur approbation. Ménagez leur crédit pour l’intérêt de cet ouvrage et pour le vôtre. Le plaisir que les Lettres vous ont fait m’en donne à moi un bien grand. Que votre amitié ne vous alarme pas sur l’impression de cet ouvrage. En Angleterre, on parle de notre gouvernement comme nous parlons, en France, de celui des Turcs. Les Anglais pensent qu’on met à la Bastille la moitié de la nation fançaise ; qu’on met le reste à la besace, et tous les auteurs un peu hardis, au pilori. Cela n’est pas tout à fait vrai ; du moins je crois n’avoir rien à craindre. M. l’abbé de Rothelin, qui m’aime, que j’ai consulté, et qui est assurément aussi difficile qu’un autre, m’a dit qu’il donnerait, même dans ce temps-ci, son approbation à toutes les Lettres, excepté seulement celle sur M. Locke ; et je vous avoue que je ne comprends pas cette exception ; mais les théologiens en savent plus que moi, et il faut les croire sur leur parole.

Je ne me rétracte point sur nosseigneurs les évêques ; s’ils ont leur voix au parlement, aussi ont nos pairs. Il y a bien de la différence entre avoir sa voix et du crédit. Je croirai de plus, toute ma vie, que saint Pierre et saint Jacques n’ont jamais été comtes et barons.

Vous me dites que le docteur Clarke n’a pas été soupçonné de vouloir faire une nouvelle secte. Il en a été convaincu, et la secte subsiste, quoique le troupeau soit petit. Le docteur Clarke ne chantait jamais le Credo d’Athanase.

J’ai vu dans quelques écrivains que le chancelier Bacon confessa tout, qu’il avoua même qu’il avait reçu une bourse des mains d’une femme ; mais j’aime mieux rapporter le bon mot de milord Bolingbroke que de circonstancier l’infamie du chancelier Bacon.

Farewell ; I have forgot this way to speak english with you ; but, whatever may be my language, my heart is yours for ever[5].}}

  1. Elle se retrouve dans les variantes imprimées pour la première fois en 1820.
  2. Dans quelques lettres de 1730 et de 1737, Voltaire les appelle chevaliers sans peur et sans reproches, preux chevaliers. Le premier est connu par ses amours avec la Circassienne Aissé, morte en 1733 ; le second, chevalier de Malte comme lui, fut ambassadeur de France auprès de Fredéric II, de 1749 à 1753. (Cl.)
  3. Callisthène', joué pour la première fois le 18 février 1730, et Gustave Wasa, joué le 7 janvier 1733, sont deux tragédies de Piron, qui, après avoir adressé à Voltaire, en décembre 1723, une lettre en vers et en prose remplie de compliments, ne cessait de lancer contre l’auteur de la Henriade des épigrammes plus grossières que piquantes. (Cl.)
  4. Allen Bathurst, seigneur anglais, ami de Swift, de Pope et d’Addison ; mort en 1775.
  5. « Adieu ; j’ai oublié ici de vous parler anglais : mais, quel que soit mon langage, mon cœur est à vous pour toujours. »