Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 314

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 327-329).
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314. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, 25 février.

Pourquoi faut-il que je sois si indigne de vos charmantes agaceries ? Pourquoi ai-je perdu tant de temps sans vous écrire ? Pourquoi ne réponds-je qu’en prose à vos aimables vers ? Que de reproches je me fais, mon cher ami ! Mais aussi il faut un peu se justifier. Je passe la moitié de ma vie à souffrir, et l’autre à travailler pour vous. Croiriez-vous bien que cette petite chapelle du Goût, que je vous ai envoyée bâtie de boue et de crachat, est devenue petit à petit un Temple immense ? J’en ai travaillé avec assez de soin les moindres ornements, et je crois que vous trouverez cet ouvrage plus limé et plus fini que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. Cependant j’ai poussé ma pièce nouvelle jusqu’au commencement du quatrième acte, et il faut suspendre souvent ses occupations poétiques pour corriger, dans les Lettres anglaises, quelques calculs et quelques dates, ou pour faire l’inventaire de notre baronne, ou pour souffrir, et ne rien faire. Je resterai chez feu la baronne jusqu’à Pâques. Ah ! si je pouvais me réfugier, au printemps, dans votre Normandie, et venir philosopher avec vous et notre ami Formont ! Mais je ne sais encore si Jore imprimera ces Lettres anglaises ; et même, s’il les imprimait, il ne faudrait pas que je fusse à Rouen, où je donnerais trop de soupçon aux inquisiteurs de la librairie. Mais, si je pouvais faire imprimer cet ouvrage à Paris, et vous l’apporter à Rouen, ce serait se tirer d’affaire à merveille. Si l’on pouvait encore aller passer quelque temps à la Rivière-Bourdet, et venir parler d’Horace et de Locke, pendant que monsieur le marquis jouerait du violon, et que Gilles et sa benoîte épouse se querelleraient ! Qu’en dites-vous ? Car, entre nous, je crois que la présidente restera dans son château, et je ne pense pas que la foule y soit. Nous y serions en liberté, à ce que je m’imagine ; vous me rendriez ce séjour délicieux, et j’oublierais pour vous le maître de la maison.

Jore est ici qui débite son abbé de Chaulieu, que j’ai mis dans le Temple du Goût comme le premier des poètes négligés, mais non pas comme le premier des bons poètes. On joue encore Gustave Wasa ; mais tous les connaisseurs m’en ont dit tant de mal que je n’ai pas eu la curiosité de le voir. Destouches a fait une comédie héroïque : c’est l’Ambitieux. La scène est en Espagne. On dit que cela n’est ni gai ni vif, et, comme dit fort bien feu Legrand, de polissonne mémoire :

Le comique, écrit noblement,
Fait bâiller ordinairement[1].

Ce Destouches-là est assurément de tous les comiques le moins comique ; cela sera joué l’hiver prochain. Le Paresseux[2] de de Launai paraîtra après Pâques, et, dans le même temps, le chevalier de Brassac ornera l’Opéra de son petit ballet[3]. Voilà toutes les nouvelles du Parnasse, auxquelles je m’intéresse plus qu’à la mort du roi Auguste.

  1. Vaudeville de la France italienne. Marc-Antoine Legrand, auteur et acteur, né en 1673, était mort en 1728.
  2. Comédie en trois actes, jouée le 28 avril 1733.
  3. L’Empire de l’Amour sur les mortels, ballet héroïque joué le 14 avril 1733 ; paroles de Moncrif, musique de Brassac. Voltaire corrigea un peu les vers de cet opuscule lyrique.