Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 377

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 395-396).
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377. — Á MADAME LA DUCHESSE DE SAINT-PIERRE.


Moi qui, dans mes amusements
Cherchant quelque sage lecture,
Lis très-peu les nouveaux romans,
Et beaucoup la sainte Écriture,
Hier je lisais l’aventure
De ce bon père des croyants.
Qui, de Dieu chantant les louanges,
Vit arriver dans son réduit,
Vers les approches de la nuit,
Une visite de trois anges.

J’ai reçu, madame, le même honneur dans mon trou de la rue de Long-Pont ; et, de ce jour-là, j’ai cru aux divinités comme Abraham. Mais la différence fut que le trio céleste soupa chez ce bonhomme, et que vous n’avez pas daigné souper chez moi, crainte de faire méchante chère. Si vous aviez effectivement la bonté qu’on attribue à votre espèce divine, vous auriez fait une cène dans mon ermitage ; mais votre apparition ne fut point une apparition angélique ;

Et, pour revenir à la fable,
Pour moi beaucoup plus vraisemblable,
Et dont vous aimez mieux le tour,
Je reçus chez moi, l’autre jour,
De déesses un couple aimable,
Conduites par le dieu d’amour ;
Du paradis l’heureux séjour
N’a jamais rien eu de semblable.

Le dieu d’amour[1] n’avait point une perruque blonde, ses cheveux n’étaient pas si dérangés que les boulets du fort de Kehl le faisaient craindre, et il avait beaucoup d’esprit. Il n’appartient pas à un mortel qui loge vis-à-vis Saint-Gervais d’oser supplier la déesse, vice-reine de Catalogne, l’autre déesse, et cet autre dieu, de daigner venir boire du vin de Champagne, au lieu de nectar, de quitter leur palais pour une chaumière, et bonne compagnie pour un malade.

Ciel ! que j’entendrais s’écrier
Marianne, ma cuisinière,
Si la duchesse de Saint-Pierre,
Du Chàtelet et Forcalquier
Venaient souper dans ma tanière !

Mais, après la fricassée de poulets et les chandelles de Charonne que ne doit-on pas attendre de votre indulgence !

Les dieux sont bons, ils daignent tout permettre
Aux gens de bien qui leur offrent des vœux ;
Le cœur suffit, le cœur est tout pour eux,
Et c’est le mien qui dicta cette lettre.

  1. Louis-Bufile de Brancas, comte de Forcalquier, fils du maréchal de France Louis de Brancas. Il s’était trouvé au siège du fort de Kehl, qui se rendit aux Français le 28 octobre 1733, et où il avait eu les cheveux coupés par un boulet de canon. Voltaire, à ce sujet, lui adressa dix vers, qui sont dans les Poésies mêlées, tome X, page 499.