Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 378

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 397-398).
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378. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 15 novembre.

Voyez, mon cher ami, combien je suis docile. Je suis entièrement de votre avis sur les louanges que vous donnez à notre Adélaïde. J’avais peur qu’il ne parût un peu de coquetterie dans Mlle  du Guesclin ; mais puisque vous, qui êtes expert en cette science, ne vous êtes pas aperçu de ce défaut, il y a apparence qu’il n’existe pas. Mais vous me donnez autant de scrupule sur le reste que de confiance sur les choses que vous approuvez.

Je conviens avec vous que Nemours n’est pas, à beaucoup près, si grand, si intéressant, si occupant le théâtre que son emporté de frère. Je suis encore bien heureux qu’on puisse aimer un peu Nemours, après que Vendôme a saisi, pendant deux actes, l’attention et le cœur des spectateurs. Si le personnage de Nemours est souffert, je regarde comme un coup de l’art d’avoir fait supporter un personnage qui devait être insipide. Vous me dites qu’on pourrait relever le caractère de Nemours en affaiblissant celui de Coucy. Je ne saurais me rendre à cette idée en aucune façon, d’autant plus que Coucy ne se trouve avec Nemours qu’à la fin de la pièce.

J’aurais bien voulu parler un peu de ce fou de Charles VI, de cette mégère Isabeau, de ce grand homme Henri V ; mais, quand j’en ai voulu dire un mot, j’ai vu que je n’en avais pas le temps ; et non erat his locu"". La passion occupe toute la pièce d’un bout à l’autre. Je n’ai pas trouvé le moment de raconter tous ces événements, qui, de plus, sont aussi étrangers à mon action principale qu’essentiels à l’histoire. L’amour est une étrange chose : quand il est quelque part, il y veut dominer ; point de compagnon, point d’épisode. Il semble que, quand Nemours et Vendôme se voient, c’était bien là le cas de parler de Charles VI et de Charles VII ; point du tout. Pourquoi cela ? C’est qu’aucun d’eux ne s’en soucie ; c’est qu’ils sont tous deux amoureux comme des fous. Peut-on faire parler un acteur d’autre chose que de sa passion ? Et, si j’ai à me féliciter un peu, c’est d’avoir traité cette passion de façon qu’il n’y a pas de place pour l’ambition et pour la politique.

Vous avez très-bien senti l’horreur de l’action de Vendôme. Il semble, en effet, que ce beau nom ne soit pas fait pour un fratricide. S’il ordonnait la mort de son frère à tête reposée, ce serait un monstre, et la pièce aussi. Je ne sais même si on ne sera pas révolté qu’il demande cette horrible vengeance à l’honnête homme de Coucy, et je vous avoue que je tremble fort pour la fin de ce quatrième acte, dont je ne suis pas trop content ; mais le cinquième me rassure. Il est impossible de ne pas aimer Vendôme et de ne le pas plaindre. Je peux même espérer que l’on pardonnera à ce furieux, à cet amant malheureux, à cet homme qui, dans le même moment, se voit trahi par un frère et par une maîtresse qui lui doivent tous deux la vie ; qui voit sa maîtresse enlevée et le peuple révolté par ce même frère, et qui, de plus, est annoncé comme un homme capable du plus grand emportement.

À l’égard du détail, je le corrige tous les jours. Je travaille à plus d’un atelier à la fois ; je n’ai pas un moment de vide, les jours sont trop courts ; il faudrait les doubler pour les gens de lettres. Que ne puis-je les passer avec vous ! Ils me paraîtraient alors bien plus courts.

Nous avons relu votre Allégorie ; nous persistons dans nos très-humbles remontrances. Nous vous prions de nous ôter la montagne. Trop d’abondance appauvrit la matière. Si j’avais beaucoup parlé des guerres civiles, Adélaïde ne toucherait pas tant. Il ne faut jamais perdre un moment son principal sujet de vue. C’est ce qui fait que je pense toujours à vous, Vale, et me ama.