Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 383

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 402-403).
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383. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, ce 5 décembre.

J’ai été bien malade, mon très-cher ami ; je le suis encore, et le peu de forces que j’ai, c’est l’amitié qui me les donne ; c’est elle qui me met la plume à la main pour vous dire que j’ai montré à Emilie votre épitre allégorique. Elle en a jugé comme moi, et m’a confirmé dans l’opinion où je suis qu’en arrachant une infinité de fleurs que vous avez laissées croître, sans y penser, autour de l’arbre que vous plantiez, il n’en croîtra que mieux, et n’en sera que plus beau. Vous êtes un grand seigneur à qui son intendant prêche l’économie. Soyez moins prodigue, et vous serez beaucoup plus riche. Vous en convenez : voici donc quel serait mon petit avis, pour arranger les affaires de votre grande maison.

J’aime beaucoup ces vers :

J’étais encor dans l’âge où les désirs
Vont renaissant dans le sein des plaisirs, etc.

De là je voudrais vous voir transporté, par votre démon de Socrate, au temple de la Raison ; et cela, bien clairement, bien nettement, et sans aucune idée étrangère au sujet. Le Temps, dont vous faites une description presque en tout charmante, présente à cette divinité tous ceux qui se flattent d’avoir autrefois bien passé le temps. Jetez-vous dans les portraits ; mais que chacun fasse le sien, en se vantant des choses mêmes que la raison condamne ; par là chaque portrait devient une satire utile et agréable. Point de leçon de morale, je vous en prie, que celle qui sera renfermée dans l’aveu ingénu que feront tous les sots de l’impertinente conduite qu’ils ont tenue dans leur jeunesse. Ces moralités, qui naissent du tableau même, et qui entrent dans le corps de la fable, sont les seules qui puissent plaire, parce qu’elles-mêmes peignent chemin faisant ; et tout, en poésie, doit être peinture.

Il y a une foule de beaux vers que vous pouvez conserver. Tout est diamant brillant dans votre ouvrage. Un peu d’arrangement rendra la garniture charmante. Je voudrais avoir avec vous une conversation d’une heure seulement ; je suis persuadé qu’en m’instruisant avec vous, et en vous communiquant mes doutes, nous éclaircirions plus de choses que je ne vous en embrouillerais dans vingt lettres. J’entrerais avec vous dans tous les détails ; je vous prierais d’en faire autant pour notre Adélaïde ; vous m’encourageriez à réchauffer et à ennoblir le caractère de Nemours, à mettre plus de dignité dans les amours des deux frères, et à corriger bien des mauvais vers.

J’ai adopté toutes vos critiques ; j’ai refait tous les vers que vous avez bien voulu reprendre. Quand pourrai-je donc m’entretenir avec vous, à loisir, de ces études charmantes qui nous occupent tous deux si agréablement ? Il me semble que nous sommes deux amants condamnés à faire l’amour de loin. Savez-vous bien que, pendant ma maladie, j’ai fait[1] l’opéra de Samson pour Rameau ? Je vous promets de vous envoyer celui-là, car j’ai l’amour-propre d’en être content, au moins pour la singularité dont il est.

Linant renonce enfin au théâtre ; il quitte l’habit avant d’avoir achevé le noviciat. Que deviendra-t-il ? Pourquoi avoir pris un habit d’homme, et quitté le petit collet ? Quel métier fera-t-il ? Vale.

  1. Ce mot est celui qu’on lit dans l’original ; mais le mot refait, que portent toutes les éditions, était plus convenable, puisque Voltaire cite son opéra de Samson dans sa lettre du 1er décembre 1731, à Thieriot. (Cl.)