Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 417

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 435-438).
◄  Lettre 416
Lettre 418  ►

417. — Á M. DE LA CONDAMINE.
Le 22 juin.

Si la grand’chambre était composée, monsieur, d’excellents philosophes, je serais très-fàché d’y avoir été condamné ; mais je crois que ces vénérables magistrats n’entendent que très-médiocrement Newton et Locke. Ils n’en sont pas moins respectables pour moi, quoiqu’ils aient donné autrefois[1] un arrêt en faveur de la physique d’Aristote, qu’ils aient défendu de donner l’émétique, etc. ; leur intention est toujours très-bonne. Ils croyaient que l’émétique était un poison ; mais, depuis que plusieurs conseillers de grand’chambre furent guéris par l’émétique, ils changèrent d’avis, sans pourtant réformer leur jugement ; de sorte qu’encore aujourd’hui l’émétique demeure proscrit par un arrêt, et que M. Silva ne laisse pas d’en ordonner à messieurs, quand messieurs sont tombés en apoplexie. Il pourrait peut-être arriver à peu près la même chose à mon livre ; peut-être quelque conseiller pensant lira les Lettres philosophiques avec plaisir, quoiqu’elles soient proscrites par arrêt. Je les ai relues hier avec attention, pour voir ce qui a pu choquer si vivement les idées reçues. Je crois que la manière plaisante dont certaines choses y sont tournées aura fait généralement penser qu’un homme qui traite si gaiement les quakers et les anglicans ne peut faire son salut cum timore et tremore[2], et est un très-mauvais chrétien. Ce sont les termes, et non les choses, qui révoltent l’esprit humain. Si M. Newton ne s’était pas servi du mot d’attraction, dans son admirable philosophie, toute votre Académie aurait ouvert les yeux à la lumière ; mais il a eu le malheur de se servir à Londres d’un mot auquel on avait attaché une idée ridicule à Paris ; et, sur cela seul, on lui a fait ici son procès avec une témérité qui fera un jour peu d’honneur à ses ennemis.

S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, j’ose dire qu’on a jugé mes idées sur des mots. Si je n’avais pas égayé la matière, personne n’eût été scandalisé ; mais aussi personne ne m’aurait lu.

On a cru qu’un Français qui plaisantait les quakers, qui prenait le parti de Locke, et qui trouvait de mauvais raisonnements dans Pascal, était un athée. Remarquez, je vous prie, si l’existence d’un Dieu, dont je suis réellement très-convaincu, n’est pas clairement admise dans tout mon livre. Cependant les hommes, qui abusent toujours des mots, appelleront également athée celui qui niera un Dieu, et celui qui disputera sur la nécessité du péché originel. Les esprits ainsi prévenus ont crié contre les Lettres sur M. Locke et sur les Pensées de M. Pascal.

Ma Lettre sur Locke se réduit uniquement à ceci : « La raison humaine ne saurait démontrer qu’il soit impossible à Dieu d’ajouter la pensée à la matière. Cette proposition est, je crois, aussi vraie que celle-ci : les triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux.

À l’égard de Pascal, le grand point de la question roule visiblement sur ceci, savoir, si la raison humaine suffit pour prouver deux natures dans l’homme. Je sais que Platon a eu cette idée, et qu’elle est très-ingénieuse ; mais il s’en faut bien qu’elle soit philosophique. Je crois le péché originel, quand la religion me l’a révélé ; mais je ne crois point les androgynes, quand Platon a parlé. Les misères de la vie, philosophiquement parlant, ne prouvent pas plus la chute de l’homme que les misères d’un cheval de fiacre ne prouvent que les chevaux étaient tous autrefois gros et gras, et ne recevaient jamais de coups de fouet ; et que, depuis que l’un d’eux s’avisa de manger trop d’avoine, tous ses descendants furent condamnés à traîner des fiacres. Si la sainte Écriture me disait ce dernier fait, je le croirais ; mais il faudrait du moins m’avouer que j’aurais eu besoin de la sainte Écriture pour le croire, et que ma raison ne suffisait pas.

Qu’ai-je donc fait autre chose que de mettre la sainte Écriture au-dessus de la raison ? Je défie, encore une fois, qu’on me montre une proposition répréhensible dans mes réponses à Pascal.

Je vous prie de conférer sur cela avec vos amis, et de vouloir hien me mander si je m’aveugle.

Vous verrez bientôt Mme  du Châtelet. L’amitié dont elle m’honore ne s’est point démentie dans cette occasion. Son esprit est digne de vous et de M. de Maupertuis, et son cœur est digne de son esprit. Elle rend de bons offices à ses amis, avec la même vivacité qu’elle a appris les langues et la géométrie ; et, quand elle a rendu tous les services imaginables, elle croit n’avoir rien fait ; comme, avec son esprit et ses lumières, elle croit ne savoir rien, et ignore si elle a de l’esprit. Soyez-lui bien attachés, vous et M. de Maupertuis, et soyons toute notre vie ses admirateurs et ses amis. La cour n’est pas trop digne d’elle ; il lui faut des courtisans qui pensent comme vous. Je vous prie de lui dire à quel point je suis touché de ses bontés. Il y a quelque temps que je ne lui ai écrits et que je n’ai reçu de ses nouvelles ; mais je [3] n’en suis pas moins pénétré d′attachement et de reconnaissance.

Embrassez pour moi, je vous prie, l’électrique M. Dufaï ; et, si vous embrassiez ma petite sœur[4], feriez-vous si mal ? Mandez-moi, je vous prie, comment elle se porte. Mille respects à Mme  Dufaï et à ces dames.

Vous m’aviez parlé d’une lettre de Stamboul, etc.

  1. Voyez tome XII, page 580 ; XVI, 21.
  2. Tobie, xiii, 6 ; et II Corinth., vii, 15.
  3. La liaison de Voltaire avec Mme  du Chàtelet a duré seize ans ; et, lorsque des circonstances les ont momentanément séparés, leur correspondance était très-active. Voici ce que rapporte l’abbé de Voisenon (Œuvres, tome IV, page 181) :

    « Mme  la marquise du Châtelet avait huit volumes in-4o manuscrits et bien reliés des lettres qu’il (Voltaire) lui avait écrites. On n’imaginerait pas que, dans des lettres d’amour, on s’occupât d’une autre divinité que de celle dont on a le cœur plein, et qu’on fit plus d’épigrammes contre la religion que de madrigaux pour sa maîtresse. Voilà cependant ce qui arrivait à Voltaire. Mme  du Chàtelet n’avait rien de caché pour moi ; je restais souvent tête à tête avec elle jusqu’à cinq heures du matin ; et il n’y avait que l’amitié la plus vraie qui faisait les frais de nos veilles. Elle me disait quelquefois qu’elle était entièrement détachée de Voltaire. Je ne répondais rien : je tirais un des huit volumes, et je lisais quelques lettres ; je remarquais des yeux humides de larmes ; je refermais le livre promptement en disant : Vous n’êtes pas guérie. La dernière année de sa vie, je fis la même épreuve ; elle les critiquait : je fus convaincu que la cure était faite. Elle me confia que Saint-Lambert avait été son médecin. Elle partit pour la Lorraine, où elle mourut (10 septembre 1749). Voltaire, inquiet de ne pas trouver ces lettres, crut que j’en étais dépositaire, et m’en écrivit. Je ne les avais pas. On assure qu’elles ont été brûlées. »


    On ne connaît de cette correspondance que deux fragments, que l’on peut voir plus loin à l’année 1736.

  4. C’est probablement une plaisanterie de société. La sœur de Voltaire était morte dès 1726, comme on le voit dans la lettre 166.