Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 418

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 438-439).
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418. — Á M. DE FORMONT.
Ce 27…

Si ceux qui me font l’honneur de me persécuter ont eu envie de me donner les mortifications les plus sensibles, ils ne pouvaient mieux faire, mon cher et aimable ami, que de me retenir loin de Paris, dans le temps que vous y êtes. Je vous prie de ne point parler du voyage qu’a fait ma désolée muse tragique chez les Américains[1]. C’est un nouveau projet dont Linant vit la première ébauche, et sur quoi je voudrais bien qu’il me gardât le secret.

À l’égard du nom de poëme épique, que vous donnez à des fantaisies[2] qui m’ont occupé dans ma solitude, c’est leur faire beaucoup trop d’honneur :

· · · · · · · · · · · · · · · cui sit mens grandior, atqe os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

(Hor., liv. I, sat. iv, v. 43.)

C’est plutôt dans le goût de l’Arioste que dans celui du Tasse que j’ai travaillé. J’ai voulu voir ce que produirait mon imagination, lorsque je lui donnerais un libre essor, et que la crainte du petit esprit de critique qui règne en France ne me retiendrait pas. Je suis honteux d’avoir tant avancé un ouvrage si frivole, et qui n’est point fait pour voir le jour[3] ; mais, après tout, on peut encore plus mal employer son temps. Je veux que cet ouvrage serve quelquefois à divertir mes amis ; mais je ne veux pas que mes ennemis puissent jamais en avoir la moindre connaissance. Au mot d’ennemis, je ne peux m’empêcher de faire une réflexion bien triste ; c’est que leur haine, dont je n’ai jamais connu la cause, est la seule récompense que j’aie eue pour avoir cultivé les lettres pendant vingt années. Voilà tout ce que l’on gagne dans ce métier aimable et dangereux : une réputation chimérique, et des persécutions réelles. On est envié, comme si on était puissant et heureux ; et, dans le même temps, on est accablé sans ressource. La profession des lettres, si brillante, et même si libre sous Louis XIV, le plus despotique de nos rois, est devenue un métier d’intrigues et de servitude. Il n’y a point de bassesse qu’on ne fasse pour obtenir je ne sais quelles places ou au sceau, ou dans des académies ; et l’esprit de petitesse et de minutie est venu au point que l’on ne peut plus imprimer que des livres insipides. Les bons auteurs du siècle de Louis XIV n’obtiendraient pas de privilège. Boileau et La Bruyère ne seraient que persécutés. Il faut donc vivre pour soi et pour ses amis, et se bien donner de garde de penser tout haut, ou bien aller penser en Angleterre ou en Hollande.

J’ai relu M. Locke, depuis que je ne vous ai vu. Si cet homme-là avait eu le malheur d’être en France, nous n’aurions peut-être pas ce chef-d’œuvre de raison et de sagesse. C’est bien dommage qu’il n’ait pas encore pris plus de liberté, et que sa modération ait étranglé des vérités qui ne demandaient qu’à sortir de sa plume. J’ai osé m’amuser à travailler après lui. J’ai voulu me rendre compte à moi-même de mon existences[4], et voir si je pouvais me faire quelques principes certains. Il serait bien doux, mon cher Formont, de marcher dans ces terres inconnues, avec un aussi bon guide que vous, et se délasser de ses recherches avec des poèmes dans le goût de l’Arioste : car, malheur à la raison, si elle ne badine quelquefois avec l’imagination ! Il y a une dame à Paris, qui se nomme Émilie, et qui, en imagination et en raison, l’emporte sur des gens qui se piquent de l’une et de l’autre. Elle entend Locke bien mieux que moi. Je voudrais bien que vous rencontrassiez cette philosophe ; elle mérite que vous l’alliez chercher.

Je vous envoie une bonne leçon de l’Èpître à Émilie. Mandez-moi, je vous prie, si vous avez rencontré Moncrif, et pourquoi il s’est brouillé avec son prince. Adieu ; je vous aime pour la vie.

  1. Allusion à la tragédie d’Alzire, ou les Américains. (Cl.)
  2. Le poëme de la Pucelle.
  3. Rien n’est plus vrai ; et lorsque l’ouvrage, falsifié indignement, fut public, en 1755, par quelques ennemis de Voltaire, au nombre desquels était le capucin défroqué Maubert de Gouvest, Voltaire en ressentit un déplaisir extrême. ( Cl.)
  4. Voyez le Traité de Métaphysique, tome XXII, page 189.