Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 460

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 474-476).
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460. — Á M. DE FORMONT.
26 janvier.

L’extrême plaisir que j’ai eu à lire votre Épître à M. l’abbé du Resnel fait que je vous pardonne, mon cher ami, de ne me l’avoir pas envoyée plus tôt : car, lorsqu’on est bien content, il n’y a rien que l’on ne pardonne.

Votre ferme pinceau, qui rien ne dissimule,
Peint du siècle passé les nobles attributs
À notre siècle ridicule.
Vous nous montrez les biens que nous avons perdus.
Les poètes du temps seront bien confondus
Quand ils liront votre opuscule.
Devant des indigents votre main accumule
Les vastes trésors de Crésus ;

Vous vantez la taille d’Hercule
Devant des nains et des bossus.

En vérité, je ne saurais vous dire trop de bien de ce petit ouvrage. Vous avez ranimé dans moi cette ancienne idée que j’avais d’un Essai sur le Siècle de Louis XIV. S’il n’y avait que l’histoire d’un roi à faire, je ne m’en donnerais pas la peine ; mais son siècle mérite assurément qu’on en parle ; et, si jamais je suis assez heureux pour avoir sous ma main les secours nécessaires, je ne mourrai pas que je n’aie mis à fin cette entreprise. Ce que vous dites en vers de tous les grands hommes de ce temps-là sera le modèle de ma prose ;

Car, s’ils n’étaient connus par leurs écrits sublimes,
Vous les eussiez rendus fameux ;
Juste en vos jugements, et charmant dans vos rimes,
Vous les égalez tous lorsque vous parlez d’eux.

Il est bien vrai que M. Cassini n’a pas découvert la route des astres, et qu’il ne nous a rien appris sur cela ; mais il a découvert le cinquième satellite de Saturne, et a observé le premier ses révolutions. Cela suffit pour mériter l’éloge que vous lui donnez. On sait bien que ce n’est pas lui qui a fait le premier almanach. On pourrait, si on voulait, vous dire encore que Boileau a commencé à travailler longtemps avant que Quinault fit des opéras. On doit être assez content quand on n’essuie que de pareilles critiques.

Je n’ai lu aucun ouvrage nouveau, hors l’Écumoire[1] de ce grand enfant, et les Princesses Malabares[2] de je ne sais quel animal qui a trouvé le secret de faire un fort mauvais livre sur un sujet où il est pourtant fort aisé de réussir.

Je connaissais les Mémoires du maréchal de Villars. Il m’en avait lu quelque chose, il y a plusieurs années. Il changea l’abbé Houteville, deux ans avant sa mort, du soin de les arranger. Vous croyez bien que les endroits familiers sont du maréchal, et que ceux qui sont trop tournés sont de l’auteur de la Religion chrétienne prouvée par les faits[3]. Je crois que M. le duc de Villars a eu la bonté de me les envoyer dans un paquet qu’il a fait adresser vis-à-vis Saint-Gervais, mais que je n’ai point encore reçu. J’entends dire beaucoup de bien de la Vie de l’empereur Julien, quoique faite par un prêtre[4]. Je m’en étonne, car si cette histoire est bonne, le prêtre doit être à la Bastille. On m’a parlé aussi d’un traité sur le commerce[5], de M, Melon. La suppression de son livre ne m’en donne pas une meilleure idée, car je me souviens qu’il nous régala, il y a quelques années, d’un certain Mahmoud[6] qui, pour être défendu, n’en était pas moins mauvais. Je veux lire cependant son traité sur le commerce : car, au bout du compte, M. Melon a du sens et des connaissances, et il est plus propre à faire un ouvrage de calcul qu’un roman. J’attends avec impatience la comédie[7] de M. de La Chaussée ; il y aura surement des vers bien faits, et vous savez combien je les aime.

Mais écrivez-moi donc souvent, mon cher et aimable philosophe. Vous avez soupé avec Émilie ; j’aurais été assez aise d’en être. Voyez-vous toujours Mme  du Deffant ? Elle m’a abandonné net. Je dois une lettre à notre tendre et charmant Cideville. Pour Thieriot, je ne sais ce que je lui dois. On me mande qu’il m’a tourné casaque publiquement ; je ne le veux pas croire pour l’honneur de l’humanité. Vale ; te amplector.

  1. Voyez la note de la lettre 449.
  2. De Louis-Pierre de Longue ; Andrinople, 1734, in-12.
  3. L’abbé Houteville (voyez la note, tome XX, page 454). Il fit l’éloge du maréchal de Villars, dans le discours qu’il prononça le 9 décembre 1734 ; mais ce fut l’abbé Margon qui fabriqua une partie des Mémoires du duc de Villars.
  4. Jean-Philippe-René de La Bletterie, né à Rennes en 1696, mort le 1er juin 1772, traducteur de Tacite.
  5. Voyez la note 6, tome XXII, page 360.
  6. Mahmoud le Gasnevide, histoire orientale ; 1729, in-8o.
  7. Le Préjugé à la mode, joué pour la première fois le 3 février 1735.