Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 507

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 527-528).
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507. — Á M. THIERIOT.
À Cirey, le 11 septembre.

Vos lettres me font un plaisir extrême. Je vois que l’amitié vous donne des forces. Vous écrivez des dix pages à votre ami d’une main tremblante. Vous me traitez comme le vin de Champagne, dont vous buvez beaucoup avec un estomac faible.

Puisses-tu, lorsque le destin,
Le soir, pour t’éprouver, t’engage
Chez ta maitresse ou ta catin,
Trouver en toi même courage !

Je vous envoie ma réponse au cardinal Albéroni. Elle m’avait échappé dernièrement dans mes paquets ; je lui ai écrit, comme je fais à tout le monde, tout naturellement ce que je pense. Si celui qui demanda : Quid est veritas[1], s’était adressé à moi, je lui aurais répondu : Veritas est ce que j’aime. Ce style contraint et fardé, qui règne dans presque tous les livres qu’on fait depuis cinquante ans, est la marque des esprits faux, et porte un caractère de servitude que je déteste. Il y a longtemps que j’ai parcouru ces Mémoires du jeune d’Argens. Ce petit drôle-là est libre : c’est déjà quelque chose ; mais, malheureusement, cette bonne qualité, quand elle est seule, devient un furieux vice. Il me vient incessamment un ballot de Pour et Contre, d’Observations[2], de petits libelles nouveaux : Vert-Vert y sera ; mais j’attends cette cargaison sans impatience, entre Émilie et le Siècle de Louis XIV, dont j’ai déjà fait trente années. Il n’y a rien dans tout ce siècle de si admirable qu’elle. Elle lit Virgile, Pope, et l’algèbre, comme on lit un roman. Je ne reviens point de la facilité avec laquelle elle lit les Essais de Pope on Man. C’est un ouvrage qui donne quelquefois de la peine aux lecteurs anglais. Si je n’étais pas auprès d’elle, je serais auprès de vous, mon cher ami. Il est ridicule que nous soyons heureux si loin l’un de l’autre. Vraiment, je suis charmé que Pollion de La Popelinière pense un peu favorablement de moi.

C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.

(Boileau, ép. vii, v. 190.)

Je suis toujours très-indigné de l’édition de Jules César ; je ne l’ai point encore vue.

On dit que, dans les Indes, l’opéra de Rameau[3] pourrait réussir. Je crois que la profusion de ses doubles croches peut révolter les lullistes ; mais, à la longue, il faudra bien que le goût de Rameau devienne le goût dominant de la nation, à mesure qu’elle sera plus savante. Les oreilles se forment petit à petit. Trois ou quatre générations changent les organes d’une nation. Lulli nous a donné le sens de l’ouïe, que nous n’avions point ; mais les Rameau le perfectionneront. Vous m’en direz des nouvelles dans cent cinquante ans d’ici. Adieu, j’ai cent lettres à écrire.

  1. Jean, xviii, 38.
  2. Sur le Pour et Contre, voyez la lettre 344 ; sur les Observations, voyez tome XXII, page 250.
  3. Jeu de mots sur le titre de l’ouvrage de Rameau ; voyez lettre 496.