Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 521

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 548-549).
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521. — Á M. L’ABBÉ ASSELIN.
Cirey, 4 novembre.

Demoulin a bien mal fait, monsieur, de ne vous avoir pas envoyé cette dernière scène complète. Je viens de lui écrire et de lui recommander de vous la porter sur-le-champ. C’est, comme je vous l’ai dit, une traduction assez fidèle de la dernière du Jules César de Shakespeare. Ce morceau devient par là un morceau singulier et assez intéressant dans la république des lettres. Voilà le point de vue dans lequel un journaliste devait examiner ma tragédie. Elle donne une véritable idée du goût des Anglais. Ce n’est pas en traduisant des poètes en prose qu’on fait connaître le génie poétique d’une nation, mais en imitant en vers leur goût et leur manière. Une dissertation sur ce goût, si différent du nôtre, était ce qu’on devait attendre de l’abbé Desfontaines. Il sait l’anglais ; il doit avoir lu Shakespeare ; il était à portée de donner sur cela des lumières au public. Si, au lieu de s’écrier, en parlant de ma pièce : Que de mauvais vers ! que de vers durs[1] ! il avait voulu distinguer entre l’éditeur et moi, et s’attacher à faire voir, en critique sage, les différences qui se trouvent entre le goût des nations, il aurait rendu un service aux lettres, et ne m’aurait point offensé. Je me connais assez en vers, quoique je n’en fasse plus, pour assurer que cette tragédie, telle qu’on l’imprime à présent en Hollande, est l’ouvrage le plus fortement versifié que j’aie fait. Tous les étrangers, qui retrouvent d’ailleurs dans cette pièce les hardiesses qu’on prend en Italie et à Londres, et qu’on prenait autrefois à Athènes, me rendent un peu plus de justice que l’abbé Desfontaines et mes ennemis ne m’en ont rendu. Ils distinguent entre le goût des nations et celui des Français ; ils savent par cœur une partie de ces vers que l’abbé Desfontaines trouve si durs et si faibles ; ils disent que Brutus doit parler en Brutus ; ils savent que ce Romain a écrit à Cicéron et à Antoine qu’il aurait tué son père pour le salut de l’État ; ils ne me reprochent point un tutoiement qui est si noble en poésie que c’est la seule manière dont on parle à Dieu ; ils ne traitent point de controverse l’admirable scène de Shakespeare, dont on n’a joué chez vous qu’une petite partie, et qu’on a imprimée si ridiculement. Quand ils voient des vers tels que celui-ci :

À vos tyrans Brutus ne parle qu’au sénat,

ils savent bien, pour peu qu’ils aient de connaissance de la langue française, qu’un tel vers ne peut être de moi.

Je pardonne de tout mon cœur à l’abbé Desfontaines si, dans les choses désagréables qu’il a semées contre moi dans vingt de ses feuilles, il n’a point eu l’intention de m’outrager. Cependant, monsieur, je vous enverrai, si vous voulez, vingt lettres de mes amis qui me parlent de son procédé avec beaucoup plus de chaleur que je n’en ai parlé moi-même. Enfin, monsieur, quoi qu’il en soit, j’oublierai tout. Les disputes des gens de lettres ne servent qu’à faire rire les sots aux dépens des gens d’esprit, et à déshonorer les talents, qu’on devrait rendre respectables. Je puis vous assurer qu’il y a plus d’un ennemi de l’abbé Desfontaines qui m’a écrit pour me proposer des vengeances que j’ai rejetées. Je souhaite qu’il revienne à moi avec l’amitié que j’avais droit d’attendre de lui ; mon amitié ne sera pas altérée par la différence de nos opinions. Vous pouvez lui communiquer cette lettre. Je vous suis attaché pour toute ma vie, avec bien de la reconnaissance.

  1. Expressions presque textuelles de la lettre du 16 septembre 1735, dans les Observations. (Cl.)