Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 524

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 550-552).
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524. — Á M. L’ABBÉ DESFONTAINES.
À Cirey, le 14 novembre.

Si l’amitié vous a dicté, monsieur, ce que j’ai lu dans la feuille trente-quatrième[1] que vous m’avez envoyée, mon cœur en est bien plus touché que mon amour-propre n’avait été blessé des feuilles précédentes. Je ne me plaignais pas de vous comme d’un critique, mais comme d’un ami : car mes ouvrages méritent beaucoup de censure ; mais moi, je ne méritais pas la perte de votre amitié. Vous avez dû juger, à l’amertume avec laquelle je m’étais plaint à vous-même, combien vos procédés m’avaient affligé ; et vous avez vu, par mon silence sur toutes les autres critiques, à quel point j’y suis sensible. J’avais envoyé à Paris, à plusieurs personnes, la dernière scène[2], traduite de Shakespeare, dont j’avais retranché quelque chose pour la représentation d’Harcourt, et que l’on a encore beaucoup tronquée dans l’impression. Cette scène était accompagnée de quelques réflexions sur vos critiques. Je ne sais si mes amis les feront imprimer ou non ; mais je sais que, quoique ces réflexions aient été faites dans la chaleur de mon ressentiment, elles n’en étaient pas moins modérées. Je crois que M. l’abbé Asselin les a ; il peut vous les montrer, mais il faut regarder tout cela comme non avenu.

Il importe peu au public que la Mort de César soit une bonne ou une méchante pièce ; mais il me semble que les amatenrs des lettres auraient été bien aises de voir quelques dissertations instructives sur cette espèce de tragédie qui est si étrangère à notre théâtre. Vous en avez parlé et jugé comme si elle avait été destinée aux comédiens français. Je ne crois pas que vous ayez voulu, en cela, flatter l’envie et la malignité de ceux qui travaillent dans ce genre ; je crois plutôt que, rempli de l’idée de notre théâtre, vous m’avez jugé sur les modèles que vous connaissez. Je suis persuadé que vous auriez rendu un service aux belles-lettres si, au lieu de parler en peu de mots de cette tragédie comme d’une pièce ordinaire, vous aviez saisi l’occasion d’examiner le théâtre anglais, et même le théâtre d’Italie, dont elle peut donner quelque idée. La dernière scène, et quelques morceaux traduits mot pour mot de Shakespeare, ouvraient une assez grande carrière à votre goût. Le Guilio Cesare de l’abbé Conti[3], noble vénitien, imprimé à Paris il y a quelques années, pouvait vous fournir beaucoup. La France n’est pas le seul pays où l’on fasse des tragédies, et notre goût, ou plutôt notre habitude de ne mettre sur le théâtre que de longues conversations d’amour ne plaît pas chez les autres nations. Notre théâtre est vide d’action et de grands intérêts, pour l’ordinaire. Ce qui fait qu’il manque d’action, c’est que le théâtre est offusqué[4] par nos petits-maîtres ; et ce qui fait que les grands intérêts en sont bannis, c’est que notre nation ne les connaît point. La politique plaisait du temps de Corneille, parce qu’on était tout rempli des guerres de la Fronde ; mais aujourd’hui on ne va plus à ses pièces. Si vous aviez vu jouer la scène entière de Shakespeare, telle que je l’ai vue, et telle que je l’ai à peu près traduite, nos déclarations d’amour et nos confidentes vous paraîtraient de pauvres choses auprès. Vous devez connaître, à la manière dont j’insiste sur cet article, que je suis revenu à vous de bonne foi, et que mon cœur, sans fiel et sans rancune, se livre au plaisir de vous servir autant qu’à l’amour de la vérité. Donnez-moi donc des preuves de votre sensibilité et de la bonté de votre caractère. Écrivez-moi ce que vous pensez et ce que l’on pense sur les choses dont vous m’avez dit un mot dans votre dernière lettre. La pénitence que je vous impose est de m’écrire au long ce que vous croyez qu’il y ait à corriger dans mes ouvrages dont on prépare en Hollande une très-belle édition. Je veux avoir votre sentiment et celui de vos amis. Faites votre pénitence avec le zèle d’un homme bien converti, et songez que je mérite par mes sentiments, par ma franchise, par la vérité et la tendresse qui sont naturellement dans mon cœur, que vous vouliez goûter avec moi les douceurs de l’amitié et celles de la littérature.

  1. La xxxive lettre des Observations, tome III, contenait une rétractation des critiques sévères et prématurées que l’abbé Desfontaines avait insérées dans la lettre xxvii, sur la Mort de César.
  2. C’est celle qui commence ainsi : Mais Antoine parait. Voltaire l’envoya à Antoine de La Roque, qui l’inséra en novembre 1735, dans le Mercure de France, où elle commence par ces mots : Antoine vient à nous. Les réflexions dont elle y est suivie doivent être en grande partie de Voltaire, et non du rédacteur. (Cl.)
  3. Antoine Schinella Conti, qui, plus tard, traduisit la Mérope de Voltaire en vers italiens. Mort en 1749.
  4. Voyez, tome V, la dédicace à M. de Lauraguais, en tête de l’Écossaise.